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MARDI 23 JUIN 2015

14. Trois demis

Raphaël Bernier a la bonne idée de crécher à Bruxelles, la mauvaise d’avoir choisi Molenbeek-Saint-Jean, non loin du parc du Karreveld, endroit que je préfère éviter.

J’y ai connu ma deuxième mort, le 24 décembre 2005, veille de Noël. J’avais dix-neuf ans.

Pendant de longs mois, j’avais économisé l’argent de mes jobs d’étudiant pour pouvoir me payer la moto de mes rêves. La somme réunie, j’avais écumé les petites annonces avant de dénicher une Honda CB 500 d’occasion, machine rapide et agile capable de grimper de 0 à 100 km/h en cinq secondes.

Ce matin-là, je circulais sur la chaussée de Ninove. Certains ont prétendu que j’allais vite. J’étais à une centaine de mètres du Prince de Liège quand un gosse a surgi entre deux bagnoles en stationnement.

J’ai donné un coup de guidon et j’ai percuté une camionnette qui venait en sens inverse. La moto a fait une embardée et est partie dans une longue glissade avant de s’encastrer sous un bus.

Je me souviens d’avoir été éjecté lors de l’impact. Après, c’est le black-out.

Les témoignages sont arrivés plus tard, au compte-gouttes. Ma mère s’obstinait à rester muette et refusait de répondre à mes questions. Mon père n’est pas venu me rendre visite. Il disait que je roulais certainement comme un fou et que j’aurais pu éviter l’accident.

J’ai dû attendre la visite de mes amis. Ils m’ont montré les articles parus dans les journaux.

Le mot « miracle » revenait souvent. Les photos qui accompagnaient la prose parlaient d’elles-mêmes, les restes épars de la moto, l’attroupement de badauds, le bus, la bagnole, le père blême, son gamin de trois ans dans les bras.

Peu à peu, j’ai appris ce qui s’était passé.

Un camion me suivait de près. Après ma chute, je suis resté allongé au milieu de la voie. Le chauffeur n’a pas réussi à s’arrêter. Par chance, je suis passé entre ses roues. Seul l’essieu arrière a percuté mon casque.

L’ambulance est arrivée. Ils m’ont transporté à Érasme où les médecins ont diagnostiqué une fracture de la clavicule et un traumatisme crânien. Quand j’ai repris conscience, une infirmière était penchée sur moi. Greg se tenait derrière elle, avec son sourire en coin.

J’ai réussi à balbutier quelques mots.

— Le gosse ?

La soignante m’a pris la main.

— Il est indemne. C’est un miracle.

Je suis resté une semaine à l’hosto. Les toubibs craignaient l’apparition d’un hématome extradural. La nuit, la silhouette venait me rendre visite. Elle se tenait dans un coin de la chambre, immobile, silencieuse.

Je la questionnais, l’insultais, mais elle ne réagissait pas.

Un matin, à l’aube, elle s’est aventurée jusqu’à mon lit et a soufflé son haleine dans mon visage, un mélange d’éther et de pisse avariée.

Aujourd’hui encore, l’image du gamin qui jaillit entre les bagnoles vient me hanter.

Je remonte le boulevard Louis-Mettewie. De part et d’autre, les immeubles rivalisent de laideur. Le rendez-vous est fixé au Stade, un bistrot d’angle situé entre la rue de Koninck et la rue des Béguines.

Le fils Bernier est assis en terrasse, un verre de bière devant lui. Il porte les fringues et les Adidas qu’il avait aux funérailles. Une nana l’accompagne. Bien en chair, tifs blonds décolorés, maquillage appuyé, même tenue que lui.

Ils me regardent approcher avec hostilité.

— Bonsoir, monsieur Bernier.

Il aboie en retour.

— Laisse tomber les bonnes manières. Moi, c’est Raf.

Il balance la tête en direction de la fille.

— Elle, c’est Gwen. C’est ma copine, tu peux parler devant elle.

Gwen me toise comme un boxeur au premier round.

— D’accord. Moi, c’est Fred.

Je m’assieds, commande trois bières et entre dans le vif du sujet.

Je lui explique que je ne suis mêlé à cette affaire qu’à cause du coup de fil que j’ai reçu et que je ne connaissais pas son père.

Il hausse les épaules.

— Je ne le connaissais pas beaucoup mieux que toi. Ma mère l’a viré quand j’avais sept ans.

— Tu ne le voyais plus ?

Il secoue la tête.

— De temps en temps, quand il se souvenait qu’il avait un gamin. Il débarquait avec une bricole, à Noël ou pour mon anniv. Encore, pas tous. Il était tout le temps parti.

J’en déduis qu’il est fils unique.

— Qu’est-ce qu’il faisait comme boulot ?

Il plisse le front. Gwen ne bronche pas, mais n’en pense pas moins. Elle me dévisage, penchée en avant, bras croisés sur la table. Un tatouage tribal orne son avant-bras.

Le garçon se pointe avec les bières. Dès qu’il a fait demi-tour, Raf attrape son verre et en vide la moitié.

J’en profite pour allumer une clope.

À son tour, Raf sort un paquet de tabac, en roule une avec dextérité et la file à Gwen avant de reprendre :

— Mon père bossait dans la sécurité.

Je me contente d’acquiescer.

— Quand il était encore avec ma mère, il était sous-off paracommando. On habitait à Namur, près de Flawinne, où se trouvait sa caserne. Ça valait la peine, tu parles. Le jour de ma naissance, il était au Rwanda. L’année d’après au Gabon. Pour mes trois ans, en Somalie, et cætera. Il a quitté l’armée il y a une dizaine d’années, après vingt-cinq ans de carrière. Après, il s’est barré à l’étranger.

Je fais un rapide calcul.

Régis Bernier avait cinquante-cinq ans. Moins dix, moins vingt-cinq. Ça signifie qu’il est entré à l’armée à vingt ans. Que faisait-il depuis ?

— Il vivait seul ?

Il hausse les épaules.

— Tu connais beaucoup de meufs qui ont envie de vivre avec un macho psychorigide qui passe son temps à cirer ses pompes et à nettoyer sa bicoque ?

Je commence à cerner le profil de Régis Bernier.

— Pas vraiment.

Gwen ouvre la bouche pour la première fois.

— Ton père, c’était qu’un connard.

Raf lui jette un regard sombre. Il aimerait objecter, mais préfère s’écraser.

J’embraie.

— La police a conclu au suicide. Il n’y aura pas d’enquête, ils ont classé le dossier. Tu crois qu’ils ont bien fait ?

Ma question semble le contrarier.

Comme il ne répond pas, j’ajoute que l’appel venait du numéro de son père, que le type se prétendait menacé et disait qu’il avait des informations à me communiquer. Je lui rappelle également que, lors de ma visite, le téléphone et l’ordinateur de son père avaient disparu.

Il sort de son mutisme.

— J’ai vu ça. Tu crois que ça pue ?

Gwen tire une taffe, crache la fumée vers le ciel.

— Les flics sont des connards. Bien sûr que ça pue, je le dis depuis le début.

Je temporise.

— Disons que c’est étrange. En plus, l’arme qu’il a utilisée se trouvait à quelques mètres de lui. Les flics disent que c’est à cause du recul. J’ai interrogé un expert, le scénario ne tient pas la route si la personne s’y connaissait en armes.

Raf se penche en avant, le regard mauvais.

— Comment tu sais qu’il s’y connaissait en armes ?

Inutile de lui raconter des bobards. Je lui avoue que je suis retourné chez son père après l’enterrement et que je suis tombé sur un arsenal planqué dans sa cave.