Une bande de skateurs tournoyait en contrebas. La température avoisinait zéro, mais nous ignorions le froid.
Collés l’un à l’autre, nous nous parlions sans échanger de mots.
Quelques flocons de neige ont fait leur apparition. Elle s’est agenouillée et m’a pris dans sa bouche. Il n’a fallu que peu de temps pour que je retrouve ma vigueur.
Elle s’est relevée.
« Maintenant, fais-moi l’amour. »
Ce que nous avons fait jusque tard dans la soirée. J’ignorais que le corps humain possédait de telles ressources. Quand l’arbitre a sonné la mi-temps, nous sommes sortis pour plonger dans la première brasserie.
Grand genre. Huîtres et champagne. Ça me changeait des happy hour et des pizzas froides avec mes potes.
Nous avions l’air de ce que nous étions, un couple illégitime au bord de l’épuisement. Les clients nous dévisageaient avec suspicion. Je ne voyais qu’elle. Je ne la quittais pas des yeux. Je n’avais aucune envie de fumer. Pour la première fois de ma vie, j’éprouvais la délicieuse morsure de la passion.
Nous sommes rentrés bras dessus bras dessous en titubant, grisés par le champagne. Elle ne parvenait pas à ouvrir la porte. Elle a tourné la plaquette dans tous les sens avant de constater que c’était sa carte bancaire. Comme des gamins, nous avons été pris d’un fou rire. Les couloirs résonnaient de nos éclats.
La chambre ressemblait à un champ de bataille. Nous nous sommes allongés l’un contre l’autre et avons parlé jusqu’au bout de la nuit.
Quand nos ultimes forces nous ont abandonnés, nous nous sommes endormis au milieu d’une phrase.
« J’ai envie de toi. »
Je remonte la rue du Viaduc.
Il y a deux ans, j’ai récupéré l’appartement d’Alfredo, une sorte de loft miniature niché au dernier étage d’une vieille maison. Vaste terrasse, vue sur le Parlement européen et les toits d’Etterbeek.
Même en hiver, la lumière est au rendez-vous, ça me permet de retrouver mes affaires dans le chaos.
Il m’arrive de tourner des plombes dans le quartier pour trouver où me garer. J’espère avoir de quoi survivre dans le frigo, je n’ai pas envie de ressortir. Au pire, je me taperai une omelette.
Camille n’a jamais mis les pieds ici. Nous changeons d’hôtel à chaque rencontre. Vu le nombre de chambres que nous avons dévastées, nous pourrions publier le guide des amants tumultueux.
Je tourne la clé, entre dans l’appartement.
— Merde !
La porte de la terrasse est restée ouverte.
Nabilla squatte le bureau et observe mon arrivée, le cou tordu, l’œil interrogateur.
Camille prétendait qu’il était impossible d’élever une poule en appartement. À Noël, j’ai insisté pour qu’elle m’offre l’une des siennes. Depuis, Nabilla et moi cohabitons. Elle est épanouie et me procure un œuf par jour.
Je la chasse et installe mon PC. J’allume une clope, connecte mon iPhone et transfère les photos du passeport de Bernier.
La fin de la rencontre avec Raf a été moins crispée.
Après la quatrième bière, Gwen s’est barrée pour aller au taf. Comme je m’y attendais, il s’est détendu. Libéré de sa mainmise, il m’en a lâché un peu plus.
Il travaille pour une compagnie de taxis bruxelloise depuis deux ans. Il préfère bosser la nuit. En plus de la rémunération et des pourboires royaux, il aime la faune nocturne, les fêtards, les bagarreurs, les taiseux et les couples qui se tripotent sur la banquette arrière.
Il a rencontré Gwen il y a un an, elle est serveuse dans un resto grec. Ils ne vivent pas ensemble, mais ils y songent.
Saint Raphaël des Angoisses, héros martyr.
Je ne sais si ce sont les victimes qui attirent les bourreaux ou le contraire. Une chose est sûre, ils finissent toujours par se trouver.
Au moment de nous quitter, il a ravalé ses airs de faux dur.
— Mon père me cachait quelque chose. Je le sentais, mais je ne voulais pas lui poser la question. Maintenant, je veux savoir ce qui s’est passé. Je suis prêt à t’aider, mais ça reste entre nous.
Je fais défiler les photos.
Le document a été émis à Namur, en avril 2011.
Les pages sont surchargées de tampons multicolores, certains apposés les uns sur les autres, dans le plus grand désordre.
Le casse-tête de ma soirée.
Je pioche une feuille dans l’imprimante et cherche un crayon. Je note les destinations et les dates. Certains cachets sont en arabe ou dans une langue qui m’est inconnue. D’autres sont illisibles.
L’inventaire terminé, je dresse une liste en tenant compte de la chronologie.
L’exercice me prend deux heures durant lesquelles je suis interrompu par des appels auxquels je ne réponds pas et l’arrivée de SMS que je parcours d’un œil distrait. Ilian a trouvé une Polo nickel, il aimerait que je l’essaie. Le passage à niveau est fixé à dimanche soir. Arthur me propose de le rejoindre pour une chicha au Gusto Bar.
Je me lève, me dérouille les jambes.
Le frigo est quasi vide. Seules des lasagnes traînent sur une des étagères. Je consulte la date limite de consommation, dépassée, et les jette dans le four. Mon estomac en a vu d’autres.
Je les avale, accompagnées d’une bière brune. La combinaison est pittoresque.
Je reprends la liste.
Régis Bernier a vu du pays.
Le plus ancien tampon remonte au 5 mai 2011. Ce jour-là, il a débarqué à Tunis. Le plus récent est un aller-retour en Ukraine, à Kiev, en septembre 2014.
Entre les deux, il a visité pas mal d’endroits aussi accueillants que touristiques : Abidjan, Djibouti, Beyrouth, Tananarive, Kaboul, Rabat, Tripoli, Douala, Istanbul, Bagdad, Bamako, Amman, N’Djamena ou encore Kinshasa.
Le plus souvent, les séjours étaient courts, quelques jours. D’autres s’étalaient sur plusieurs semaines.
J’ai également trouvé des visas d’entrée sans trace de sortie, ou l’inverse, ce qui suppose des passages de frontière par la route.
La plupart des villes où il est allé ont fait l’objet de dépêches depuis mon arrivée au Soir. À quelques exceptions près, elles font partie des principaux points chauds de la planète depuis quatre ans.
Il s’est également rendu à Zurich et à Montréal, sans compter les capitales européennes où il n’a pas dû présenter de passeport. Entre deux périples, il a réalisé quelques allers-retours aux États-Unis, à San Diego, en Virginie et en Caroline du Nord.
Si j’ajoute les informations concernant Bernier, son passé militaire, son addiction pour les armes, ses missions de protection en territoire hostile, je l’imagine bien dans un rôle de contractant pour une entreprise privée.
Plus communément, on appelle ces gens-là des mercenaires, des soldats de fortune ou des chiens de guerre.
MERCREDI 24 JUIN 2015
16. H
H-10
D’un geste, Robert remonte ses lunettes et se penche vers moi.
— Nous sommes en partie responsables de la situation.
Robert Klein possède plusieurs qualités.
En plus d’être l’un des chroniqueurs les plus brillants du Soir, il est doté d’une mémoire phénoménale. Il se souvient dans les moindres détails des articles qu’il a rédigés depuis trente ans. Cerise sur le gâteau, il a un talent de conteur qui lui permet de transformer une recette de cuisine en un récit d’aventures palpitant.