— Au dernier étage, nous avons le sky lounge, avec une vue fantastique sur Hasselt. Le petit déjeuner est servi au restaurant à partir de 6 h 30 ou dans votre chambre, comme vous le désirez.
Elle me repère, esquisse un sourire et s’adresse au pingouin.
— Monsieur est arrivé. Nous allons déposer nos affaires.
Lesdites affaires se limitent à son sac à main et mes clés de voiture.
Le réceptionniste me dévisage, lèvres pincées. J’ai mis un terme à son numéro de charme.
Pour un type qui passe sa vie à remplacer les piles des télécommandes, je le trouve bien sûr de lui.
Je le salue du menton, attrape le sésame de la chambre et m’adresse à Camille.
— Si Madame veut bien me suivre.
Une violente clameur monta de la foule.
Elle tressaillit, se releva brusquement et suivit le regard des gens qui l’entouraient.
Les cris et les détonations se multipliaient. Une épaisse fumée s’élevait à l’extrémité de l’esplanade.
Saisie d’effroi, elle vit un groupe de contre-manifestants accourir dans leur direction. La plupart étaient casqués et brandissaient des barres de fer. Ils se rapprochaient à toute vitesse en chargeant avec furie. L’un d’eux lança un cocktail Molotov qui explosa non loin d’elle et mit feu à l’une des tentes installées sur le parvis.
Son angoisse se mua en panique. Elle explora l’angle de la place, chercha en vain la présence de policiers, mais ne distingua que des silhouettes mouvantes.
Un haut-le-cœur monta des profondeurs de ses entrailles.
JEUDI 25 JUIN 2015
17. Chute libre
— Il faut que j’y aille, Fred. Je dois être à la librairie pour l’ouverture.
Comme chaque fois, c’est elle qui sonne l’heure du départ.
Je la prends par la taille, contemple dans le miroir les effets de notre nuit. Nos ébats ont été plus torrides que jamais. À part ses yeux engourdis de sommeil, elle a mieux tenu le choc que moi. Je suis blanc comme un albinos, mes jambes me supportent à peine et j’affiche un sourire niais.
— Dix minutes et on y va.
Une ombre obscurcit son visage.
— Il faut que je te dise quelque chose.
Mon instinct m’envoie un signal d’alarme.
— Qu’est-ce qui se passe ?
Elle se blottit contre moi, me souffle à l’oreille.
— C’était une magnifique dernière fois.
J’éprouve une sensation de flottement dans le ventre.
— Qu’est-ce que ça veut dire ?
— Mon mari a accepté un poste à l’étranger. Nous partons à Shanghai dans trois semaines.
Un seau de glace pilée s’abat sur mon crâne.
D’une voix chevrotante, je cherche une sortie de secours.
— Et la librairie ?
— J’ai donné ma démission.
Je bredouille la pire des banalités.
— Ce n’est pas possible.
Je savais pourtant que ce jour viendrait. Nous n’en parlions jamais, je faisais l’autruche, mais je ne me faisais aucune idée. Cette échéance était inévitable, je n’étais qu’une parenthèse dans sa vie.
Elle soupire.
— Je ne voulais pas te l’annoncer avant et gâcher notre soirée. J’avais envie d’une dernière nuit pour nous.
Je tente de garder mon calme.
— Tu pars pour combien de temps ?
— Le premier mandat est de trois ans.
Je croise les bras comme un gosse buté.
— Je t’attendrai.
Elle secoue la tête avec tristesse.
— Dans trois ans, la mission pourrait être prolongée. Ou il sera envoyé ailleurs. Dans trois ans, j’aurai peut-être un enfant ou deux. Ça fait partie de nos projets.
Nos projets.
C’est la première fois qu’elle m’exclut du nous.
— Je prends le risque.
— Ne dis pas ça, Fred. Tu as autre chose à faire dans ta vie que de m’attendre.
Vaincu, je me réfugie dans le silence.
Elle cherche mes lèvres.
J’évite le contact.
— Laisse-moi.
Elle se détache.
— Tu descends avec moi ?
— Non, je reste ici.
Des larmes perlent dans ses yeux.
— J’ai passé de merveilleux moments avec toi. Tu es un homme à part.
Elle fait demi-tour, se dirige d’un pas hésitant vers la sortie.
Dernière tentative, avant qu’elle disparaisse.
— On continue à s’écrire ?
Elle se retourne, le visage décomposé.
— Laisse-moi prendre l’initiative.
— D’accord. Bonne chance, Camille.
La porte se referme sans bruit.
Un vertige m’envahit.
Je contemple la chambre qui était notre chambre quelques instants auparavant. J’ai l’impression qu’elle a doublé de volume. Chaque objet résonne de son absence. Le lit où nous nous sommes endormis, le canapé dans lequel nous avons fait l’amour, les oreillers fatigués, la serviette maculée de mascara.
Je me traîne jusqu’à la fenêtre, allume une clope.
Hasselt s’étale à mes pieds, hostile, grise et froide.
Je mérite le césar de la naïveté. Je pensais que nous formions un duo indestructible. Je croyais que nos rires, notre complicité, nos facéties, nos mots, nos caresses et notre insatiable appétit sexuel nous soudaient inexorablement l’un à l’autre.
J’aimais imaginer que nous étions chacun la moitié d’un tout, que le temps et les circonstances finiraient par nous réunir.
Je n’ai rien vu venir.
Une multitude d’images défilent.
Le karaoké, notre première fois, nos messages, nos baisers volés dans les escaliers mécaniques, nos essayages de chaussures, nos pas de danse, notre étreinte dans la nature automnale, ma cuisse de poulet qui traverse le restaurant, notre cuite mémorable à Spa, la pièce de théâtre durant laquelle nous nous sommes endormis. Son corps, ses cris, ses « encore ».
J’ai le sentiment de remuer un passé déjà lointain.
Les paumes de mes mains deviennent moites.
Depuis combien de temps le savait-elle ? Comme les cocus, je suis le dernier informé.
Étalés sur le lit, les vestiges de notre ultime petit déjeuner me narguent.
Prévert prétend que le bonheur se reconnaît au bruit qu’il fait quand il s’en va.
J’écrase mon mégot sur la moquette, m’empare du plateau et l’envoie valser contre le mur. La vaisselle se fracasse dans un boucan infernal. Le café, le thé, le lait éclaboussent le plumard et le faux Van Gogh.
Elle disait détester les Ucclois. Elle les décrivait comme vivant en vase clos, par petits groupes.
« Ils fréquentent les mêmes clubs de sport, les mêmes restaurants, les mêmes boîtes et ne se mélangent pas à la plèbe. En août, ils se retrouvent sur les mêmes plages du Zoute pour parler de leur fric. Ils baisent entre eux, se marient entre eux, se cocufient entre eux, mais se pardonnent leurs écarts parce que l’intérêt du groupe est supérieur à l’intérêt individuel. »