Ma mère est belle. En tout cas, l’était. C’est ce que j’ai entendu dire des centaines de fois. Una bella ragazza. Ce que la Lombardie fait de mieux. Je ne m’en suis jamais rendu compte. Je ne pense pas que les enfants soient capables d’apprécier les qualités esthétiques de leurs parents. Plus d’une fois, j’ai tenté d’oublier qu’elle était ma mère pour découvrir cette beauté que les autres vantaient.
En revanche, je n’ai jamais dû faire d’effort pour attester que mon père était un con.
Drève de Lorraine.
Dernier message. Dernière cigarette du paquet.
17 h 25. Raphaël Bernier.
Appelle-moi.
Je m’en fous, ça ne m’intéresse plus.
Avenue du Prince d’Orange.
J’éteins les phares, mets au point mort et laisse glisser la Golf jusque devant la maison de Camille.
Je coupe le moteur. Mon cœur bourdonne dans mes oreilles.
Superman est rentré, sa BMW rutilante est garée dans l’allée, protégée des vandales par une grille électrique. Malgré l’heure tardive, une lumière brille au rez-de-chaussée.
Je ferme les yeux, respire profondément.
La savoir à quelques mètres me calme. Mes muscles se dénouent. Mon rythme cardiaque ralentit.
Dans les hostos, ils notent l’heure de la mort à la minute près. Elle est fixée par l’arrêt du cœur. Elle survient dans l’espace-temps qui sépare un battement du suivant, manquant. Moins d’une seconde.
La lumière s’éteint, une autre s’allume à l’étage. Quelques secondes plus tard, elle s’éteint à son tour.
— Tu n’en as pas fini avec moi, Camille. Tu n’as pas idée de quoi je suis capable.
VENDREDI 26 JUIN 2015
19. Vendredi noir
6 h 15.
Les nuits se suivent et ne se ressemblent pas. Avant-hier, dans les bras de Camille, cette nuit, roulé en boule dans ma bagnole.
Je m’arrête à la station-service de Fort-Jaco, achète deux paquets de clopes et avale trois Red Bull. Récemment, des plaignants américains ont traîné la compagnie autrichienne en justice. Malgré une consommation régulière, ils n’ont pas vu d’ailes leur pousser dans le dos. L’affaire serait passée inaperçue s’ils n’avaient eu gain de cause.
La sonnerie de mon téléphone me sort du brouillard alors que je roule au pas dans les bouchons matinaux.
Raphaël Bernier.
— C’est sympa de m’avoir rappelé, je pensais que la mort de mon père t’intéressait. Si tu n’en as rien à foutre, dis-le-moi et j’arrêterai de te faire chier.
— Gwen est avec toi ?
— Non, pourquoi ?
— Alors, baisse d’un ton.
Son côté petit garçon reprend aussitôt le dessus.
— Excuse-moi, j’ai eu une nuit pourrie. Des clients de merde. Je voulais te dire que j’ai du nouveau. J’ai contacté Proximus pour résilier les abonnements de mon père et leur demander de m’expédier une copie détaillée de sa facture.
— Bonne initiative, Raf.
Mon compliment le revitalise.
— J’ai les temps de connexion à Internet, la liste des appels et des SMS envoyés, mais pas celle des appels reçus. Au milieu de tout ça, j’ai quand même trouvé quelque chose.
— Balance.
— Commençons par le Net. Il était connecté à peu près 24 heures sur 24, jusqu’au soir du 14 juin. Arrêt brusque à cette date. Par contre, il n’était pas accro au téléphone, il n’a donné que huit appels en un mois, dont quatre m’étaient destinés. Pas de SMS, rien de surprenant. Trois coups de fil passés le 17 juin, entre 21 h 45 et 22 h 15, à trois quotidiens, Le Soir, La Libre et la DH. À première vue, tu es le seul à avoir réagi.
Mes confrères ont cru à un canular.
Je note que la déconnexion au Web a eu lieu le jour de sa mort, ce qui tend à prouver que les tueurs ont coupé le réseau lors de leur visite. Dans la foulée, la messagerie vocale a été désactivée, mais le téléphone a été utilisé trois jours plus tard.
— Le quatrième coup de fil ?
— Il l’a donné le samedi 6 juin. J’ai rappelé le numéro. Je suis tombé sur un couple de Belges, les della Faille. Il a bossé pour eux au Venezuela en tant que chauffeur et garde du corps pour leurs mouflets. Ils sont rentrés en Belgique depuis plusieurs années et habitent à Genval. Ils sont restés en contact avec mon père, ils ont accepté un rendez-vous avec moi.
— Quand ?
— Demain après-midi.
— Je travaille jusqu’à 14 heures. Tu veux que je t’accompagne ?
— Si tu veux. Je t’envoie l’adresse. J’ai aussi demandé à la Poste qu’ils me transfèrent son courrier. À part sa facture d’eau et quelques pubs, il n’y a rien.
7 h 20.
J’arrive en même temps que l’hôtesse d’accueil. Elle est surprise de me voir de si bonne heure.
— Bonjour, Fred, ça va ?
— On ne peut mieux.
Elle me tend une enveloppe.
— Ton courrier d’hier.
J’en reçois peu. À part un carton d’invitation ou un dossier de presse, tout arrive par mail.
J’empoche la lettre et descends l’escalier pour me préparer deux cafés et fumer.
Au moment de remonter, le miroir de l’ascenseur témoigne de l’étendue du désastre. Je comprends la question de l’hôtesse. Je suis cadavérique. L’odeur que je dégage est assortie à mon teint. J’aurais mieux fait de passer chez moi pour prendre une douche, me changer et donner à bouffer à Nabilla.
Christophe se pointe une demi-heure plus tard.
— Ça va, Fred ?
Je prends l’air affairé.
— Impec.
Il me dévisage, tourne les talons et poursuit sa tournée de poignées de main.
Pierre débarque, il s’est rasé. Vanessa se fiche de lui. Alfredo louche sur les seins d’Éloïse.
La dépêche d’AFP tombe une heure et demie plus tard.
« Attentat en Isère : un corps décapité. »
Mobilisation générale. Alors que nous sommes sur des charbons ardents, un brouhaha parcourt la rédaction.
« Un homme a ouvert le feu dans un hôtel près de Sousse, une station balnéaire dans l’est de la Tunisie, faisant une trentaine de morts. »
Le plateau entre en effervescence.
Des jurons fusent, quelques-uns se lèvent, s’approchent des écrans. D’autres se ruent sur leur clavier. En quelques secondes, la rédaction ressemble à une fourmilière. On s’agite, on passe de l’un à l’autre, on parle, on fait non de la tête.
Ma fatigue s’est envolée.
Je tape à une vitesse ahurissante. Les infos surgissent de toutes parts. Les premières photos arrivent, insoutenables. Les charognards et les voyeurs qui croupissent dans la presse à scandale vont se régaler.
Je fais appel à l’équipe. Ils se regroupent autour de moi. En étroite symbiose, nous ne formons qu’un. Chacun donne son avis. Nous choisissons une image, l’une des moins choquantes, et mettons en ligne.
Coup de tonnerre.
« Koweït : 25 morts et plus de 200 blessés dans un attentat suicide. »
Vendredi noir.
Alfredo grommelle des phrases inintelligibles. Vanessa verse une larme. Éloïse est blême, statufiée devant son écran.