L’émotion l’emporte.
En principe, nous devrions laisser empathie et sensibilité au vestiaire, comme le font les chirurgiens de guerre qui passent d’une victime à l’autre pour évaluer leurs chances de survie et faire une sélection. Les plus anciens de la rédaction y parviennent, même s’ils le déplorent en aparté.
Nous passons le reste de la journée à surfer d’un site à l’autre, à lire les dernières dépêches, à parcourir TweetDeck pour rédiger, éditer, mettre à jour les macabres bilans. Le tout sans boire ni manger.
Vers 22 heures, Christophe vient nous trouver, les traits tirés.
— C’est bon, les gars, on arrête. Vous avez été exemplaires.
Gavés d’adrénaline, tous les sens en éveil, nous pourrions continuer jusqu’à l’aube. J’en ai oublié de fumer.
Éloïse passe derrière moi.
— Je n’en peux plus, il faut que je me change les idées. Je t’attends chez moi.
J’avais oublié notre rendez-vous.
— Vas-y, je te rejoins.
Je consulte mes mails avant d’éteindre mon ordi et jette un coup d’œil à la lettre qui traîne sur mon bureau depuis ce matin.
L’enveloppe est ornée d’un timbre français. D’après le tampon, elle a été expédiée de Paris, le 23 juin. Elle contient une carte postale en noir et blanc qui représente le Christ sur la croix.
Au verso, quelques mots, à l’encre.
« Natasha Sczepanski est née le 7 septembre 1980.
Elle est décédée le 2 mai 2014 dans des circonstances tragiques. »
20. Mourir jeune
La Golf tressaute sur les pavés de la place des Palais.
Je consulte une nouvelle fois mon téléphone. Aucun signe de Camille.
Elle suit l’actualité, elle sait à quel point ma journée a dû être pénible. En temps normal, elle aurait trouvé les mots. Ses messages m’auraient aidé à surmonter l’horreur. Elle m’aurait réchauffé, elle serait parvenue à faire renaître un sourire sur mes lèvres. Nous avions nos codes. Un rien suffisait pour qu’on se comprenne.
En quelques minutes, tout s’est écroulé.
Je n’ai pas dit mon dernier mot. Elle fait fausse route. Elle n’a rien à faire chez les Chinetoques. Je trouverai le moyen de la reconquérir. Ce qu’elle n’a jamais osé imaginer, ce qu’elle croit impossible, ne l’est pas.
Je dois tout lui dire.
Une ambulance me double, sirènes hurlantes.
Les images de la journée défilent.
Les corps criblés de balles sur la plage de Sousse. La mosquée dévastée à Koweït City. La tête décapitée, accrochée au grillage de l’usine.
En regard de ces carnages, le sort de cette Natasha Sczepanski me paraît insignifiant. Je ne sais pas qui elle est, pas plus que je ne sais qui m’a envoyé cette carte. Pour l’heure, je me contrefiche qu’elle soit morte le 2 mai 2014 dans des circonstances tragiques.
Je n’ai aucune envie de rejoindre Éloïse.
Que lui raconter ? Panne de bagnole ? Urgence familiale ? Malaise ?
Je remonte la rue du Trône, prends à droite dans la rue du Viaduc. Le quartier est calme. Un drapeau tunisien flotte sur une des façades.
Je suis épuisé. Deux nuits blanches, une journée en enfer. J’encaisse le contrecoup.
Je grimpe les marches, arrive au dernier étage, essoufflé. La porte de l’appartement est entrouverte. Avant-hier, j’ai dû oublier de la fermer. Nabilla a sans doute chié partout. Si elle ne s’est pas barrée, comme sa maîtresse.
J’entre, tends la main vers l’interrupteur.
Quelqu’un m’attrape le bras, me tire à l’intérieur.
Une tonne s’abat sur mes épaules. Je me retrouve nez à terre. Un étau se referme sur mes mâchoires, m’oblige à ouvrir la bouche. L’agresseur me tord les bras, me ligote les mains dans le dos. Un morceau de tissu s’inserre entre mes dents. Il l’enfonce jusque dans le fond de ma gorge.
Lumière.
Ils sont deux. Un Black, grand et athlétique et un Arabe râblé, tous deux habillés de noir. Ils m’agrippent par les bras, me soulèvent comme une plume et me jettent sur une chaise.
Le cordon qui emprisonne mes poignets entaille ma peau, pénètre dans ma chair.
Un troisième type, installé dans le fauteuil, observe la scène. Crâne rasé, nez de boxeur. Une cicatrice traverse sa joue et fend sa lèvre supérieure. Il me scrute de ses petits yeux rapprochés, enfoncés dans leurs orbites.
Les deux autres se placent derrière moi.
Le balafré leur fait un signe du menton.
Ils font basculer la chaise. L’arrière de mon crâne heurte le sol. L’Arabe pose une de ses pompes sur ma poitrine et pèse de tout son poids. Des points lumineux se mettent à voltiger devant mes yeux. J’ai la sensation que mes côtes volent en éclats.
Le Black se penche, retire le bâillon.
— Parle-nous de Bernier.
Je tousse, expulse un flot de bave.
— Je suis journaliste.
Il me balance son poing dans la figure. Mon nez explose. Du sang s’écoule dans ma gorge.
— Je me fous de ta bio, je te demande de nous parler de Bernier.
Je réfléchis à toute vitesse.
— Je ne le connaissais pas.
— Bien sûr.
Il tend le bras derrière ma tête.
Je tords le cou pour voir ce qu’il mijote. Je roule des yeux comme un animal traqué. Le salopard a préparé son matos. Un seau, plein à ras bord.
Il plonge une main dans la flotte et me balance un torchon sur la figure. L’eau dégouline sur mon visage, pénètre dans mon nez et ma bouche.
Je bloque ma respiration. La godasse revient à la charge, s’enfonce dans ma cage thoracique. Je me débats, pousse un cri qui s’étrangle dans ma gorge. Mes poumons se remplissent d’eau.
Le Black me cloue au sol et continue à verser la flotte.
D’un coup, il retire le chiffon. J’ouvre grand la bouche, exhale un vagissement et vomis un mélange d’eau et de sang.
— Je répète. Parle-nous de Bernier.
— J’ai reçu l’info au journal. Je ne sais rien, je vous jure.
Il prend le chiffon, le plonge dans le seau.
Je glapis.
— Attendez !
Il ne tient pas compte de mon offre, presse le torchon contre ma bouche.
Cette fois, il rallonge le supplice. Le sol se met à tanguer, un vertige m’envahit. Asphyxié, à court d’oxygène, je tombe en syncope.
Après ce qui me paraît une éternité, je reprends conscience. Je suis avachi sur la chaise, hébété, une loque humaine.
Le balafré me fait face, debout, jambes écartées. Il admire l’œuvre de ses sbires, un rictus haineux au coin des lèvres.
— Je te donne une dernière chance.
Voix rauque, accent indéfinissable.
Je bégaie.
— Je suis allé sur place. J’ai parlé aux flics. Je ne sais rien de plus.
Il pose un doigt sous mon menton, relève ma tête, me fouille du regard.
— Il est mort comment ?
Malgré l’embrouillamini qui ravage mon cerveau, la question me surprend.
— Il s’est suicidé.
Il approche son visage jusqu’à toucher le mien. Son haleine empeste la bière et le tabac. Il jette un coup d’œil aux autres et m’attrape par le cou.
— Comment ?
Je ne comprends pas le sens de sa question. Il devrait savoir comment il est mort. Sauf s’il veut être certain que les flics ont cru au simulacre de suicide.
— Il s’est tiré une balle dans la tête. La police est formelle. Ils ont classé l’affaire.