Son pouce s’enfonce dans ma glotte.
— Des nouvelles de son fils ?
— Je l’ai vu. Il ne sait rien, il s’en fout, il le détestait.
— Pourquoi tu remues la merde, alors ?
— J’espérais trouver quelque chose dans son passé pour faire un papier, mais il n’y a rien.
Il relâche la pression, pose sa joue contre la mienne, me murmure à l’oreille.
— Comme tu dis, il n’y a rien.
Il se redresse, adresse un signe à ses acolytes. Ils me prennent par les bras et me traînent jusqu’à la salle de bains. Mes dernières forces m’ont abandonné. Mes jambes sont inertes, mes pieds raclent le sol.
La baignoire est pleine.
Je grelotte. Ils me forcent à m’agenouiller au pied de la baignoire.
L’Arabe m’agrippe par les cheveux.
Une chaleur parcourt mon bas-ventre. Ma vessie me lâche. J’ai perdu une bataille, pas la guerre.
Je m’égosille.
— Allez-y, bande d’enfoirés, terminez le job.
Il plonge ma tête dans l’eau.
J’ouvre la bouche. La flotte envahit ma gorge, mon nez, mes poumons, mes oreilles.
Je résiste, secoue les épaules. Mon corps refuse cette mort que je n’ai pas programmée.
Camille, j’ai encore tellement de choses à te dire.
Des voix lointaines bourdonnent. Un voile sombre s’abat devant mes yeux. De minuscules étoiles jaillissent, se multiplient, explosent tel un feu d’artifice.
Mes muscles se détendent.
J’entends la voix de Greg.
— Ça va bien se passer, tu verras.
Des mains me tirent vers l’arrière. Je m’affale sur le carrelage.
Une porte claque.
Le silence ronfle dans mes oreilles.
Peu à peu, je reprends vie. Ils ont libéré mes poignets avant de quitter les lieux. Je me redresse sur les coudes et me mets à ramper comme un ver de terre. J’entre à plat ventre dans le salon. Un bruit me parvient. Un cliquetis circule dans la pièce.
Je relève le menton.
Un mouvement attire mon attention.
Nabilla passe devant moi en zigzaguant. Elle s’écrase contre le mur, se couche sur le flanc et continue à agiter les pattes dans le vide.
À l’endroit où se trouvait sa tête, des flots de sang jaillissent par à-coups.
21. Le grand bleu
Jeremy soupire.
— Tu fais chier, Fred.
Appeler le numéro d’urgence m’aurait valu une invasion de pompiers et de flics. Pour leur dire quoi ? Un home jacking ? Des chicken killers ? En plus, si les baraqués planquaient dans la rue pour guetter ma réaction, j’aurais risqué leur come-back.
L’espace d’un instant, j’ai pensé contacter Raphaël Bernier, mais j’ai renoncé pour les mêmes raisons.
Au bout du compte, j’ai téléphoné à Jeremy.
Il ne semble pas catastrophé.
— Tu aurais vu la meuf, un avion de chasse. J’étais à deux doigts de me la faire.
Je suis allongé dans le canapé, atone, emmitouflé dans une couverture, un récipient à portée de bouche. À intervalles réguliers, je suis secoué par des spasmes et de violentes quintes de toux.
Il continue à râler en me préparant un café.
— Râpé, le coup du siècle. Tout ça parce que tu as avalé un peu d’eau de travers.
Entre deux vomissements, je compatis d’un signe de tête.
Jeremy est de taille moyenne, plutôt rondouillard. Des restes d’acné juvénile parsèment son visage et il se coltine une coquetterie dans l’œil. Aux antipodes du physique du tombeur qu’il croit être. Les autres l’ont surnommé JD, ses initiales. En hommage à James Dean, d’après lui.
Une voix caverneuse résonne dans ma gorge.
— Va la rejoindre et laisse-moi crever.
Il se calme aussitôt.
— À l’heure qu’il est, c’est naze. Un autre va se la taper. Je m’en remettrai. De toute, elle avait des nichons en berne et le QI d’une agrafeuse. Qu’est-ce qu’ils te voulaient, ces types ?
— Une séance privée de Grand Bleu.
Il s’esclaffe.
— Putain, le trip. Tu te souviens ?
L’histoire remonte à l’été 2011.
Sa conquête du moment nous avait invités chez le copain d’un copain d’une copine, un fils à papa qui squattait la villa de ses parents dans la baie de Sainte-Maxime. Une vingtaine de pique-assiettes avaient envahi les lieux, en majorité des mâles, plus quelques nanas issues de sa dynastie, prénom composé et particule nobiliaire.
Atmosphère décadente, alcool, lignes de coke à gogo et baise à tous les étages. Le soir, on prenait la navette qui traverse le golfe pour passer la nuit dans les boîtes branchées de Saint-Tropez. À l’aube, on rentrait fin saouls par le premier bateau en emmenant le produit de notre pêche. On refaisait surface en milieu d’après-midi pour s’affaler autour de la piscine.
Nicolas, le mec en question, « appelez-moi Nico », faisait venir des pizzas et des sushis qu’on mangeait avec des mojitos en écoutant de la deep house ou le hit d’une nana qui avait avalé une cornemuse.
Cet après-midi-là, la température avoisinait les 40 degrés. Pour mettre un peu d’ambiance, Nico a fait son numéro de G.O. En général, il annonçait un concours de fléchettes, un match de water-polo ou une partie de boules, mais il avait une autre idée.
Il est monté sur une chaise et s’est mis à beugler.
— Cinquante euros à celui qui restera le plus longtemps sous l’eau.
Hormis les quelques parasites acquis à sa cause, les autres n’en avaient rien à foutre.
Piqué au vif, il a fait le tour de la piscine pour haranguer les troupes. Les écouteurs dans les oreilles, je n’ai pas fait attention. Le dernier album en date des Rival Sons venait de sortir et je me le passais en boucle.
Il s’est mis à gesticuler devant moi.
J’ai mis sur pause.
— Qu’est-ce qu’il y a encore ?
— Tu en es, Fred ?
Et de m’expliquer de quoi il s’agissait.
J’ai vu l’opportunité de soutirer du pognon à tous ces cons.
— J’en suis, mais à mes conditions.
Vexé, il m’a défié du regard.
— C’est quoi, tes conditions ?
— Tout le monde pose un billet de cinquante sur la table, le gagnant rafle le pot. Si je perds, je double la cagnotte.
Il n’appréciait pas que je lui vole la vedette, mais les meufs ont commencé à hurler comme des pom-pom girls. Sa proposition n’encensait que le gagnant, la mienne offrait aux spectateurs la possibilité de se foutre de la gueule des perdants.
Magnanime, il a accepté.
En moins de deux, une dizaine de candidats se sont déclarés.
Jeremy s’est penché vers moi, inquiet.
— Tu n’as pas ce fric, qu’est-ce que tu branles ?
J’ai désigné les concurrents du menton.
— Tu as vu ces mecs ? Avec trois grammes d’alcool dans le sang et de la coke plein les narines, ils ne tiendront pas trente secondes. Je vais rafler le gros lot.
— Tu n’es pas plus clean qu’eux.
— T’occupe, je gère. Excite-les, je me prépare.
Il ignorait que j’en connaissais un bout sur l’apnée. À plusieurs reprises, j’avais essayé de reproduire les sensations que j’avais éprouvées lors de ma noyade.
Il a pris les choses en main et est parti négocier avec Nico. Ce dernier voulait que chacun plonge tour à tour pour que l’on chronomètre sa performance. Jeremy a balayé l’idée et décrété que ce serait tout le monde en même temps sous peine que je retire ma proposition.