Deuxième gifle pour Nico.
Il a cédé. J’ai connecté mon iPod à la sono et on s’est tous jetés à la baille.
Le doigt sur la touche Play, Jeremy a entamé le décompte.
— Dix, neuf, huit…
Au contraire des autres qui prenaient une grande inspiration, j’ai commencé à respirer de manière saccadée, jusqu’à ce que ma tête se mette à tourner.
Au top départ, le riff a retenti et tout le monde a plongé.
Tête sous l’eau, je me suis laissé flotter, bras écartés, sans faire le moindre mouvement, en me concentrant sur la musique qui vibrait en sourdine, entrecoupée par les cris hystériques des nanas. Les joues dilatées, je lâchais de l’air par petites bouffées.
Le premier héros n’a pas tenu trente secondes. Après ce premier forfait, je les ai vus remonter à la surface, un par un.
Quand il ne restait qu’une paire de jambes dans le bassin, mon cortex a disjoncté. Je ne savais plus où j’étais ni ce que je faisais. Ils sont venus me chercher et m’ont allongé au bord de la piscine. Jeremy hurlait à pleins poumons. Il s’est accroupi, m’a flanqué quelques gifles et a agité la liasse de billets.
— On a gagné, mec.
J’avais tenu jusqu’à la dernière note. Trois minutes et vingt secondes. Plus tard, j’ai appris que j’étais cramponné aux barreaux de l’échelle. Les types qui sont venus me repêcher ont dû me forcer à les lâcher.
Jeremy me tire de ma rêverie.
— Tu t’endors ou tu meurs ?
Retour au présent. Les images de la journée se remettent à ricocher dans ma tête.
J’ouvre un œil.
— Ça va. Tu peux y aller.
— Tu es sûr ?
J’acquiesce d’un mouvement des paupières. J’aimerais allumer une clope, mais j’en suis incapable.
Je referme les yeux. Mon esprit part à la dérive. Je revois la silhouette dans ma chambre.
Bonsoir, la Mort.
Les humains savent qu’ils vont mourir. Cette nuance les différencie des animaux. L’échéance les fait avancer. Dès le départ, ils savent que leur temps est compté, qu’ils doivent se grouiller pour construire leur château de sable ou détruire celui du voisin.
Si les singes en étaient conscients, ils seraient au même niveau que nous. Ils se bougeraient le cul au lieu de pieuter sur leurs branches et de bouffer des bananes.
Mon téléphone me tire de mes divagations.
Éloïse s’impatiente.
— Ça fait une heure que je t’attends, qu’est-ce que tu fous ?
Je déglutis, toussote, crachouille un filet de salive.
— Je me suis fait agresser.
Elle explose.
— Tu t’es fait agresser ? C’est tout ce que tu as trouvé ? Je t’ai connu plus créatif.
SAMEDI 27 JUIN 2015
22. Goûter au bord du lac
Assis du bout des fesses, nous faisons tache dans le canapé fleuri. Raf a enfilé un pantalon de cuir et affiche son air buté. Mon coquard et ma tête de zombie n’améliorent pas le tableau.
Françoise della Faille minaude.
— Thé ou café ?
— Café.
Raf me suit.
— Café pour moi aussi.
Ce matin, j’ai rassemblé les restes de Nabilla et les ai fourrés dans un sac en plastique. Ensuite, j’ai nettoyé les traces de son agonie. Je m’étais habitué à sa présence. Même l’odeur de merde qu’elle charriait ne me dérangeait plus.
Quand elle m’apercevait, elle venait frapper à la vitre et caquetait d’impatience. Je sortais pour lui refiler de vieilles croûtes de pain, des restes de pâtes, tout ce qui me tombait sous la main. Elle picorait mes godasses, attrapait mes lacets.
Elle était un lien vivant entre Camille et moi, un de nos sujets d’hilarité.
Une boniche old school débarque avec un plateau chargé de vaisselle en porcelaine.
Les della Faille habitent un manoir digne de Gatsby le Magnifique, avec vue sur le lac de Genval. Ma mère dirait qu’ils forment una coppia armoniosa.
Jean-Charles, la cinquantaine fringante, est grand et élancé. Son air sérieux, ses tempes grisonnantes et ses lunettes d’intello feraient fureur sur une affiche électorale.
Françoise paraît dix ans de moins que lui. Pantalon blanc, allure zen, mensurations avantageuses, elle semble perdue sur son nuage. Je l’imagine donnant des cours de watsu à des wonder women stressées.
Rompus à l’hypocrisie sociale, ils ont déclaré se réjouir de nous accueillir. Raf m’a présenté comme un ami de longue date. Il leur a appris la mort de son père lors de son appel téléphonique, ce qui a permis d’écourter la séance de condoléances.
Jean-Charles attend que la soubrette ait terminé de trancher le cake au citron pour s’adresser à Raf.
— J’ai connu votre père en 2009. À l’époque, je dirigeais la filiale d’une société américaine à Caracas. Nous proposions des services informatiques articulés autour d’une architecture basée sur un cloud hybride unifié.
Il s’arrête, confus.
— Pardonnez-moi, l’habitude. Je suppose que ça ne vous dit rien ?
Raf secoue la tête.
— Je n’y connais rien en informatique.
Piece of cake pour moi, mais il ne m’a pas demandé mon avis.
Il poursuit, magnanime.
Régis Bernier a travaillé pour eux pendant deux ans, jusqu’à leur départ du Venezuela. Il était leur chauffeur et leur garde du corps. L’air grave, Jean-Wikipédia della Faille nous explique que Caracas est une des villes les plus dangereuses du monde et que le Venezuela enregistre près de quatre mille meurtres par an plus un millier de kidnappings avec demande de rançon.
Raf n’en a rien à battre.
— Comment l’avez-vous connu ?
— Par le bureau diplomatique de Belgique. C’est eux qui m’ont donné son nom. Pour des raisons de sécurité et de langue, nous préférions engager un compatriote.
Françoise acquiesce.
C’est elle qui a insisté. Ils ont eu une expérience malheureuse quand ils étaient à Shanghai.
Elle parle à voix basse en mesurant ses mots, comme si elle nous confiait un secret inavouable. Je redoute qu’elle ne se lance dans le compte rendu de leur expérience malheureuse.
Par chance, Jean-Charles embraie.
— Votre père occupait un appartement dans les dépendances. En dehors de ses heures de travail, il sortait rarement de la propriété. Malgré cela, nous le voyions peu. Il avait accès à la piscine, mais il n’y est jamais venu. Le matin, il me conduisait au bureau et déposait les garçons à l’école ou au sport. L’après-midi, il accompagnait ma femme. De temps en temps, il travaillait le soir, quand nous avions une invitation.
Raf aligne quatre cuillerées de sucre dans sa tasse de café.
— Il était comment avec vous ?
Jean-Charles verse un nuage de lait dans son Earl Grey et le mélange avec délicatesse.
Bernier était taiseux, secret. Ils l’ont convié plusieurs fois à partager leur repas, mais il a toujours refusé. En revanche, sur le plan professionnel, il était irréprochable.
— Il avait une copine ?
— Je ne sais pas. En tout cas, je ne l’ai pas vu avec une femme. En 2010, il a fait la connaissance d’un confrère qui travaillait pour un diplomate français. Ils ont sympathisé et se rencontraient assez souvent.