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— Pourquoi avez-vous gardé le contact avec lui ?

Sa question jette un froid.

Le couple épatant échange un regard entendu.

On lui dit ou pas ?

Il se racle la gorge, signe qu’il va cracher le morceau.

— L’incident a eu lieu en mars 2011. Nos garçons avaient quinze et treize ans. Ils allaient assister à la fête de l’école. Françoise était avec eux. Votre père était au volant. Quand ils sont sortis de la propriété, deux voitures les ont pris en filature. La première les a dépassés et s’est mise en travers de la route. Deux hommes ont surgi, armés et cagoulés. La voiture qui se trouvait derrière les empêchait de faire demi-tour.

Raf pose sa tasse, le fixe dans les yeux.

— Et après ?

JC reprend sa respiration.

— Votre père a réagi à une vitesse incroyable. Il a jailli à l’extérieur, a dégainé son arme et a tiré deux coups. Le premier homme a été touché aux jambes, le deuxième à l’épaule. Quand il s’est relevé, il s’est trouvé nez à nez avec un troisième acolyte, sorti de l’autre voiture. Il était à deux mètres de lui. Votre père a pointé son arme entre ses yeux. C’était un adolescent. Ma femme a vu la scène. Ça n’a duré qu’une fraction de seconde, mais elle s’en souvient comme si c’était hier.

Raf se fige.

— Il l’a tué ?

— Non, il a tiré en l’air.

Raf se détend, soulagé. Apprendre que son paternel a flingué un môme n’aurait pas amélioré sa mémoire.

— Putain de merde !

Françoise a un mouvement de recul, scandalisée par la grossièreté du vocabulaire.

Elle reprend le flambeau.

Le gamin a été assourdi par la détonation et a pris ses jambes à son cou. Un autre homme, qui se trouvait dans la voiture derrière eux, s’est également enfui. La police est arrivée et a emmené les deux blessés. Le père de Raf était le héros du jour. Le soir, on a parlé de lui à la télévision. Le lendemain, il avait sa photo dans le journal.

Jean-Charles soupire.

— Mais votre père n’a pas vécu cet événement comme une victoire.

Françoise prend des airs de conspiratrice.

— Pour lui, cet épisode n’a pas été un acte de bravoure, mais un drame. Après cela, j’ai observé des changements dans son comportement. Une question le torturait.

Elle lève les yeux vers le plafond, adopte un ton théâtral et confie qu’un jour, alors qu’il la conduisait en ville, il l’a regardée dans le rétroviseur et lui a demandé : « Et si j’avais tiré ? »

Raf tripote son piercing. Ses postures de yoga commencent à l’énerver.

— Bon, il n’a pas tiré. Et après ?

Elle encaisse l’affront sans broncher.

— Petit à petit, j’ai compris qu’il s’était façonné un personnage. Au fil des années, il a adopté le système de référence de sa persona et a fini par se prendre pour le dur insensible qu’il voulait être aux yeux des autres. En fait, je pense qu’il ne savait plus qui il était au fond de lui.

Les œuvres de Lacan doivent encombrer sa table de nuit.

Raf balaie l’interprétation psychanalytique.

— Qu’est-ce qui a changé chez lui ?

Elle redescend sur terre.

— Sa façon de se comporter, de réagir, même s’il n’a pas communiqué davantage avec moi.

Jean-Charles vient à son secours.

Après cet événement, Bernier a commencé à discuter avec leurs fils. Ceux-ci ont réalisé ce qui aurait pu se passer s’il n’était pas intervenu. Il est devenu leur idole. Un jour, il leur a parlé de Raf. C’est comme ça qu’ils ont appris son existence.

Françoise se penche vers Raf, les yeux mi-clos, façon Sarah Bernhardt.

— Je pense qu’il a fait une projection entre ce gamin et vous. Il vous aimait beaucoup.

Raf marmonne entre les dents.

— Merci pour l’info.

Elle arbore une mine doucereuse.

— Ne le prenez pas comme ça. Je pense qu’il regrettait de ne pas parvenir à vous le dire.

Raf se décompose.

J’en profite pour m’adresser à Jean-Charles.

— Il a continué à travailler pour vous ?

Il opine.

L’incident s’est produit trois mois avant leur départ. Bernier est resté chez eux jusqu’au dernier jour.

Après le Venezuela, son ami lui a proposé de se mettre en relation avec la société de sécurité pour laquelle il travaillait. Ils lui ont trouvé un poste.

Bernier ne leur a pas donné de détails sur sa destination, mais ils ont gardé le contact. Leurs fils voulaient discuter avec lui, le revoir, savoir ce qu’il devenait. Il leur envoyait un mail de temps en temps. Parfois, ils se téléphonaient, mais il était difficile à joindre.

Une idée me vient.

— À quoi ressemblait son ami ?

— Grand, costaud, le physique de l’emploi.

— Blond ?

— En effet. Il s’appelait Marc. Je ne connais pas son nom de famille, mais ça ne devrait pas être compliqué à retrouver. Il était le chauffeur du consul de France.

Raf revient à la charge.

— De quoi avez-vous parlé lors de vos derniers contacts ?

— Je l’ai eu au téléphone en fin d’année. Il m’a appris qu’il avait perdu son job. Il n’a pas donné de précisions, mais il m’a paru déprimé. Je l’ai rappelé au printemps, mais il n’a pas répondu. Fin mai, j’ai réessayé et laissé un message. Il m’a rappelé seulement une semaine plus tard.

— Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

Il hausse les sourcils.

— Il n’avait pas le moral. Quelque chose le tracassait. Il m’a dit qu’il avait repris contact avec vous, mais que ça ne se passait pas bien. À la fin de la conversation, il est revenu sur les événements de Caracas et sur le gamin qu’il avait failli abattre. Avant de raccrocher, il a eu une réflexion étrange, une phrase un peu philosophique du genre : « Faut-il voir mourir des gens pour devenir humain ? » Je n’ai pas compris ce qu’il a voulu dire.

12 minutes avant l’appel

La manifestation tournait à l’émeute. Dans quelques instants, la situation deviendrait incontrôlable.

Elle devait fuir à tout prix, penser à elle, à eux.

Les assaillants atteignirent le rassemblement et se mirent à frapper sans discernement, ignorant les appels au calme. Cernés par la horde déchaînée, les gens refluèrent malgré eux vers l’entrée du bâtiment, seule issue leur permettant d’échapper au déluge de coups.

Elle se mit à hurler, mais ses cris se perdirent dans le tumulte. Prise de vertige, le cœur défaillant, elle fut entraînée par la marée humaine.

23. Cherchez la femme

— Une Yam XT 660, rien que ça ?

Je n’avais pas repéré son taxi devant la maison des della Faille. Il était arrivé avant moi et j’ignorais par quel moyen il était venu. Quand je l’ai vu récupérer son casque et son blouson, j’ai compris qu’il espérait m’impressionner.

Un sourire apparaît sur ses lèvres.

— C’est ce que je voulais. Un mono, naked, avec un couple énorme, qui arrache, pas un quatre-pattes de tapette. Sinon, autant se traîner en scooter.