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— Tu dois être secoué comme une noix, là-dessus ?

— Pas faux.

Le café-restaurant tea-room est situé au bord du lac de Genval, à quelques centaines de mètres de chez Jean-Charles et Françoise. À la table contiguë, quelques mémés prennent le thé en déblatérant sur leurs belles-filles. Elles pallient leur surdité en braillant comme des fans d’AC/DC.

Le loufiat apporte nos bières en slalomant. Il est raccord avec le patelin, veston taillé dans une carpette de bain, air guindé et gestes faussement désinvoltes.

— Ça fait longtemps que tu es au gros cube ?

— Cinq ans. Une bande de potes m’a filé le virus. Les mecs étaient fans du Prince noir et de Ghostrider, les bikers de légende qui ont établi le record du tour du périf parisien à plus de 200 de moyenne. Avant d’avoir ma propre bécane, je montais derrière l’un d’eux. Ils m’ont offert les plus belles chaleurs de ma vie. De temps en temps, on s’éclatait sur le Ring, au milieu de la nuit. Des tarés, quoi.

— Vous rouliez dans le bon sens ?

Il me dévisage quelques instants, hausse les épaules.

— Non, en sens inverse, c’est malin.

Nos voisines baissent le ton, se penchent l’une vers l’autre. La plus sénile, chignon strict et joues flasques, ne remarque pas que son collier trempe dans sa tasse de thé.

Je capte des bribes de leur conversation. Les pronostics vont bon train.

« Ils n’ont pas dormi de la nuit. Tu as vu leurs têtes ? Tu crois que ce sont des… »

Raf avale la moitié de son verre, le pose d’un geste sec et lance un regard agressif aux bourgeoises.

Il aimerait leur clouer le bec, mais n’ose pas.

Je saisis l’opportunité pour marquer des points.

— Ne fais pas attention à ces momies.

Murmures stupéfiés des mémères.

À mi-voix, je lui raconte ma soirée mouvementée. Je ne lui en avais touché que quelques mots par téléphone. Je lui retrace le fil des événements, depuis mon mail à Academi jusqu’à la décapitation de Nabilla.

Il plante ses coudes sur la table dans la position d’un lutteur de foire.

— Putain, dans quelle merde on a mis les pieds ? Si j’en crois la menace sur le passeport, je risque d’être le prochain sur la liste.

— Je leur ai juré que tu ne savais rien et que tu t’en fichais.

— C’est le cas. Du moins en partie. Ils ont gobé ton histoire ?

— Ils cherchaient à me foutre la trouille. En deux mots, ils m’ont dit que j’avais intérêt à laisser tomber.

— Qui sont ces mecs ?

— À mon avis, d’anciens camarades d’armes de ton père.

— Tu penses que c’est eux qui l’ont buté ?

Même si tout porte à le croire, un doute subsiste dans mon esprit. Pourquoi ces types ne se sont-ils pas intéressés à mon ordinateur et à mon téléphone, au contraire de ce qui s’est passé chez Bernier ? Ils n’avaient qu’à ouvrir mon sac, mon matos s’y trouvait.

Je me rends compte que je ne lui ai pas parlé de l’inconnu du cimetière. Je lui explique de quoi il retourne, sa présence, ses déplacements incohérents, son départ précipité.

Il ne l’avait pas repéré. Il avait autre chose à faire et ignorait qui étaient les autres participants.

— Ça pourrait être ce Marc, le type dont ils nous ont parlé, celui que ton père a connu à Caracas. Il cadre avec la description : grand blond, costaud.

Je reviens sur ma rencontre avec le voisin.

— D’après lui, il venait de temps en temps. Le modèle de bagnole correspond.

Il me dévisage, admiratif.

J’ai pris l’ascendant.

— Tu vois un lien entre tout ça ?

— Pas encore. J’ai envisagé plusieurs scénarios, mais aucun ne colle avec l’ensemble.

Je lui livre mes convictions.

Le nœud de l’affaire se situe entre le départ de Caracas et le moment où son paternel a perdu son job. Pour moi, il a participé à quelque chose et il fallait le faire taire. Ce Marc est la piste à creuser, même si rien ne dit qu’il a un rapport avec tout ça.

Il s’incline.

— OK, tentons le coup. Mon père emportera peut-être son secret dans sa tombe, mais on aura essayé.

Les confidences des della Faille l’ont marqué.

Il sait à présent qu’un cœur battait sous la cuirasse de papa. Il imaginait qu’il voulait qu’il soit comme lui, un Rambo psychorigide.

— Quand j’étais gamin, il insistait pour que je m’inscrive dans un club de judo, que je fasse de la muscu, que je casse la gueule à ceux qui m’emmerdaient. Pas de chance, j’ai hérité de la morphologie de ma mère.

Je comprends mieux son look, sa moto et ses airs rebelles, de maigres ersatz pour compenser sa carrure rachitique.

Il devrait savoir qu’on s’en tape, des aspirations paternelles.

Je reviens sur la phrase testamentaire.

— Faut-il voir mourir des gens pour devenir humain ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ?

Il est songeur.

— Aucune idée. Je ne le vois pas dire un truc comme ça.

Nous terminons nos bières en contemplant le jet d’eau qui jaillit au milieu de la mare, copie brabançonne de son grand frère genevois.

Les mamys se sont désintéressées de nous et s’en prennent à leurs gendres. Des idiots, stressés, maladroits, pas foutus de repasser une chemise, à se demander ce qu’ils feraient sans une femme.

Mon esprit part en roue libre.

Cherchez la femme, pardieu ! Cherchez la femme !

Je fixe Raf, assommé par l’évidence.

— Merde ! Cherchez la femme. Alexandre Dumas. Les Mohicans de Paris. Tu as encore la photo que j’ai trouvée chez ton père ?

Il jette un coup d’œil à mon verre, inquiet.

— Elle est chez moi. Qu’est-ce qui te prend ? Tu as pété un câble ?

Je me lève, me dirige vers la table des ancêtres. D’un geste, j’attrape un quartier de tarte qui traîne sur une des assiettes et l’enfourne en entier dans ma bouche.

Les vioques se figent, pétrifiées, tremblantes, mains jointes sur la poitrine.

Je bafouille entre deux bouchées.

— Merci, mesdames. Tu viens, mon chéri ?

En sortant, nous croisons le serveur qui arrive à la rescousse.

Une fois dehors, Raf m’apostrophe.

— Tu m’expliques ?

— Hier, j’ai reçu une carte postale de Paris, anonyme.

Il me contemple avec curiosité.

— Et alors ? De quoi ça parlait ?

— D’une certaine Natasha Sczepanski.

DIMANCHE 28 JUIN 2015

24. Haute tension

J’ai l’impression d’avoir une chasse déglinguée dans les poumons. À chaque inspiration, des gouttelettes d’eau remontent dans ma gorge. J’ai beau tousser, expectorer, rien n’y fait.

Hier, après avoir quitté Raf, je me suis effondré sur mon lit sans parvenir à trouver le sommeil. La fièvre s’en est mêlée. Des cauchemars m’ont poursuivi jusqu’à l’aube.

Pour tout arranger, j’entame ma troisième journée sans nouvelles de Camille.

Je déteste les dimanches. Les horloges tournent au ralenti. Les gens se terrent chez eux. Hormis quelques bagnoles qui lambinent, les rues sont désertes. Seules les sirènes épisodiques des ambulances maintiennent Bruxelles en vie.