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En temps normal, je me lève au milieu de l’après-midi pour m’avachir devant ma PS4. Je récupère de ma virée de la veille en sillonnant Los Santos ou Chicago au volant d’une muscle car, mon lance-grenades à portée de main. Quand j’en ai marre de décimer les bandes rivales ou les hordes de flics, je prends le highway en sens inverse et je m’offre un frontal.

Nous devrions tous bénéficier de plusieurs vies. Nous pourrions aller au bout de nos fantasmes, revivre nos meilleurs moments, apprendre de nos erreurs. Tu serais encore là. Nous aurions fait de grandes choses.

Je sors du plumard comme un grabataire, allume une clope et me traîne jusqu’à la fenêtre. J’ouvre les tentures, jette un regard à la cage vide de Nabilla.

Il est 8 heures, mais il fait noir comme en pleine nuit. Le tonnerre gronde au loin. Un éclair enflamme l’horizon.

L’orage est un spectacle dont je ne me lasse pas. Il m’arrive de m’envelopper dans un imper et de m’installer sur la terrasse. Balayé par les vents et la pluie, je contemple les éléments en fureur en me remémorant mon passage sur la chaise électrique.

Pour le lancement d’un jeu vidéo, une boîte de marketing avait placé une monumentale prise de courant dans le hall de la gare Centrale. Les badauds devaient planter leurs doigts dans les orifices et résister à une décharge électrique.

Un tas de mecs faisaient la queue. Rien d’étonnant. Selon un psy, « les prises de risques corporelles ont une grande capacité communicationnelle et génèrent une forme particulière de lien social chez les jeunes ».

J’ai réussi l’épreuve sous les vivats de Jeremy et les applaudissements des spectateurs.

La semaine suivante, Jeremy m’a emmené dans un bar mal famé, derrière la Bourse. L’endroit ressemblait à un stamcafé ordinaire, sauf que les clients bravaient l’interdiction et fumaient comme des cheminées.

Nous avons longé le comptoir et sommes entrés dans l’arrière-salle. La pièce était bourrée à craquer. On se serait cru dans un sauna. Ça puait la bière et la transpiration. Pas une meuf dans les parages. Les mecs étaient massés autour d’une table et gueulaient à s’en péter le larynx.

Quatre types étaient cramponnés à des poignées fixées aux accoudoirs de leurs chaises, reliées par des câbles électriques à une boîte métallique équipée d’une manette et d’un compteur. Les spectateurs refilaient des billets à un rouquin affublé d’un tablier en caoutchouc.

Jeremy a hurlé dans mon oreille.

— Ça te tente ?

Le brouhaha a cessé et les regards se sont tournés vers les joueurs. Le roux a abaissé la manette. Cloués sur leur siège, les électrocutés se sont mis à gigoter, les yeux injectés, les traits déformés.

J’observais la scène, subjugué. Après quelques secondes, les deux premiers ont abandonné. Ne restaient qu’un gringalet tatoué de partout et un chauve au physique de sumo qui encaissait la décharge en gonflant ses joues comme Dizzy Gillespie.

Le rouquin a descendu la manette d’un cran supplémentaire et le maigrichon a bondi de sa chaise. Il a fait le tour de la salle en se tortillant, les cheveux dressés sur la tête, secoué de spasmes comme une marionnette désarticulée.

Jeremy s’est approché de l’organisateur. Ils ont discuté un moment. Pendant ce temps, le champion en titre me fouillait du regard.

Jeremy m’a proposé le marché.

— Seul contre l’obèse, à cinq contre un.

— Tenu.

Le rouquin a ouvert les paris pendant que je m’installais en face du mastodonte. J’ai agrippé les électrodes encore humides de la sueur du tatoué.

Le mec en tablier a balancé le jus et une tronçonneuse m’a découpé dans le sens de la longueur. Mille millions de picotements se sont propagés dans mon corps et ma vessie s’est mise à cramer. Les gens hurlaient de tous côtés en me regardant tressauter comme un taulard de Sing Sing.

J’ai craqué.

Bibendum s’est fendu d’un rire sonore et je me suis enfui comme un voleur. J’ai tiré la gueule à Jeremy pendant deux semaines.

Je me recouche, attrape mes clopes et mon iPhone, consulte les textos.

Des conneries, du vent.

Aucune nouvelle de Camille.

La mémoire de mon téléphone est saturée par ses milliers de messages. Souvent, ses mots étaient accompagnés d’une photo. Elle paparazzait ses clients, assortissait le cliché d’un adjectif. L’image s’animait, devenait une caricature vivante.

Elle courait les boutiques, faisait des selfies dans les cabines d’essayage avec les trucs les plus moches qui lui tombaient sous la main, des chapeaux, des robes, des perruques, des colliers, de la lingerie de grand-mère.

D’autres fois, elle m’envoyait des gros plans de sa bouche, de ses oreilles, de ses cheveux, de son nombril, de ses pieds dans des positions acrobatiques. Je possède des centaines de photos de nous deux, la plupart floues, où nous sommes méconnaissables, défigurés, hilares.

Le best of est notre collection de portraits à lunettes. Je prétextais une myopie naissante pour subtiliser les paires de mes collègues le temps d’une prise. Nous passions des soirées à nous envoyer des grimaces. On s’arrêtait quand l’un de nous s’endormait, surpris par le sommeil, entre deux messages d’amour déguisé.

Tu as ouvert un gouffre dans ma vie, Camille.

Je balance mon téléphone à travers la pièce.

Un soir, Jeremy m’a téléphoné pour s’excuser. Tout était sa faute. Il aurait dû me prévenir, il a été con, nous n’étions pas bien préparés. Par bonheur, il avait trouvé la solution, j’allais devenir imbattable.

Il m’a fait rencontrer un matheux, un jeune gars boutonneux qui savait tout, crâne dégarni, lunettes en bocal de poissons. L’air hautain, le prix Nobel m’a parlé de cage de Faraday, d’induction, d’isolation, des trucs du genre. Au final, il m’a refilé une tenue d’homme-grenouille et des pompes spéciales.

Le samedi, nous sommes retournés dans le bistrot. J’avais passé la combinaison sous mes fringues et enfilé les godasses magiques, sans oublier d’emporter ma pièce d’échecs porte-bonheur. Comme me l’avait conseillé le bigleux, je n’avais rien bu de la journée et m’étais séché de la tête aux pieds avant d’entrer.

Quand il m’a aperçu, le sumo a exulté. Ses gloussements se mêlaient aux sifflements des spectateurs. Jeremy me coachait comme un boxeur en hurlant qu’ils allaient voir ce qu’ils allaient voir.

Je me suis assis et j’ai dévisagé le monstre avec un sourire en coin.

Le rouquin a envoyé la sauce et j’ai ressenti un délicieux fourmillement dans les mains. Après quelques secondes, je me suis mis à vibrer. Mes bras sont devenus insensibles, mes yeux clignotaient comme des lampions de Noël.

En face, le gros inspirait par petits coups, les bajoues hypertrophiées, prêtes à craquer.

L’arbitre a augmenté le voltage. Mes tripes ont commencé à griller. Une morsure de feu a irradié dans ma nuque avant de redescendre le long de ma colonne vertébrale jusqu’au bout de mes orteils. Malgré la douleur, j’étais persuadé que ma tenue me rendait infaillible. J’allais enterrer ce con. Jamais, jamais, jamais, je ne cèderais avant lui.

À un moment, il a ouvert la bouche, mais aucun son n’est sorti. Il a lâché les poignées et a fait basculer la table.

J’ai essayé de me lever, la bave aux lèvres.

Ensuite, je ne me souviens de rien. Je me suis réveillé dans le couloir des urgences, à l’hôpital Saint-Pierre, allongé sur une civière.

Après coup, Jeremy m’a appris que ma victoire avait viré en bagarre générale. Il a dû me charger sur ses épaules pour me faire sortir du chaos et m’a jeté dans la bagnole, persuadé que j’étais mort.