— Oui, que puis-je faire pour vous ?
— J’ai des informations à vous communiquer.
— De quoi s’agit-il ?
Il semble chercher ses mots.
— Pas par téléphone.
— Dans ce cas, venez jusqu’ici.
Un blanc.
Il reprend.
— Ce n’est pas possible.
Quelques secondes s’écoulent.
Je le laisse mijoter, histoire de voir si c’est un canular ou une info sérieuse. Il y a quelques mois, un cintré a menacé de faire sauter l’immeuble. On s’est tous retrouvés dans la rue en moins de dix minutes.
Je jette un coup d’œil à l’écran. Indicatif de la Belgique. Numéro de portable. De ma main libre, je l’enregistre dans mon iPhone.
— Vous pouvez m’en dire plus ?
— Pas maintenant. Chez moi, demain, à la première heure. Je suis menacé, ils feront tout pour me faire taire. Ils ne veulent pas que cette affaire éclate au grand jour.
Je fais une nouvelle tentative.
— Qui ça, ils ? De quelle affaire parlez-vous ?
— Faites votre métier, venez me voir, vous saurez. Je vous dirai ce qui s’est passé ce jour-là.
— Donnez-moi votre nom et votre adresse.
Vingt euros qu’il va se dégonfler.
— J’habite au Grand-Hez, près de Bouillon. Allez jusqu’à l’hostellerie du Cerf. Après trois cents mètres, prenez à droite. Tout au bout de la route, la dernière maison, avec le lierre et les volets blancs. Ne communiquez cette adresse à personne.
Il raccroche.
Pierre et Vanessa me dévisagent.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Au choix : un plaisantin, un taré, ou notre prochain scoop.
JEUDI 18 JUIN 2015
3. Tintin dans les Ardennes
8 heures.
J’entre dans Bouillon. Son air pur, son château fort, son parc animalier.
Je garde des Ardennes le souvenir d’une zone sinistrée. Des routes sinueuses, des sapins, des champs, un trio de vaches. De temps en temps, la traversée d’un village bombardé. Des maisons délabrées, des chiens errants, des carcasses de bagnoles dans les allées.
Je n’ai jamais compris le charme que certains y trouvent. Je préfère les villes, l’agitation, la fureur et le bruit.
Arrivée à destination dans dix-neuf minutes. Le temps de m’en griller une. Je ne sais pas ce que ce type entend par « à la première heure ».
En principe, j’aurais dû refiler ce taf à quelqu’un d’autre. Pierre et Vanessa trouvaient que cet appel avait l’air d’un traquenard, que je prenais des risques.
J’ai balayé l’objection en citant Nietzsche.
« Pour retirer de l’existence la plus grande jouissance, le secret est de vivre dangereusement. »
Ma devise.
Avant de quitter Bruxelles, j’ai envoyé un mail à Christophe pour l’informer. Une façon comme une autre de le mettre devant le fait accompli.
Je longe l’hostellerie du Cerf, parcours quelques centaines de mètres et prends à droite, au lieu-dit Les Quatre Chemins. Des bicoques agonisent de part et d’autre du croisement. La route se rétrécit.
Je me repasse la conversation d’hier.
Quelle information sensible peut détenir un type qui crèche dans un trou pareil ? Pour ma première sortie d’envoyé spécial, je risque le bide complet.
Quand j’étais gamin, mon grand-père m’a offert sa collection de Tintin. Il me l’a remise avec gravité, comme s’il s’agissait des joyaux de la Couronne. Il a précisé qu’on n’avait jamais rien fait de mieux. Je pense plutôt qu’il n’avait rien lu depuis.
J’étais accro à Tomb Raider, je ne voyais pas ses vieilleries d’un bon œil. Finalement, j’en ai feuilleté quelques-uns, quand j’étais privé de PlayStation. Le perso principal n’avait ni le charisme ni la poitrine hypertrophiée de Lara Croft. Il parcourait le monde avec son clebs et le capitaine Haddock de la Tourette. Par miracle, il échappait dix fois à la mort et finissait toujours par arrêter les méchants.
J’ai demandé à mon grand-père ce que Tintin faisait comme job. Il m’a répondu reporter au Petit Vingtième. Selon lui, cette lecture a déterminé de manière subliminale mon choix professionnel.
En cinquante ans, le journalisme a bien changé. Au lieu de visiter le Tibet et les tombeaux des pharaons, je suis cloîtré, derrière mon écran à longueur de journée. Seuls quelques privilégiés ont la chance d’aller sur le terrain.
La route se dégrade. La Golf cahote dans les ornières et les nids-de-poule.
Je m’arrête.
D’un côté, des sapins, de l’autre, une clairière avec les mêmes sapins, décapités.
Que veut dire « tout au bout » ?
Je fais un zoom sur la carte. La frontière française est toute proche.
Je redémarre et parcours quatre kilomètres à faible allure sans rencontrer une seule baraque. Il faut faire gaffe à ne pas oublier d’acheter ses clopes quand on habite dans le coin.
Et si on me menait en bateau ? La voix étouffée, la menace. Je pense aussitôt à Jeremy. Il n’y a que lui pour manigancer un truc aussi foireux.
Je m’apprête à renoncer lorsque j’arrive à un embranchement.
À gauche, Grand-Hez. Tout droit, un panneau « voie sans issue ». Le goudron fait place à un chemin de terre. Le « tout au bout » prend son sens.
Je m’engage sur le sentier. Deux maisons apparaissent sur ma gauche, distantes d’une cinquantaine de mètres l’une de l’autre. Je passe au ralenti devant la première, un taudis dont la partie supérieure est recouverte de bois. Un rideau tremblote à l’une des fenêtres.
La suivante est en retrait. Grande, un corps central et une aile en partie rénovée. Un lierre grimpe le long de la façade, les volets sont blancs.
Je me gare, sors de la voiture, allume une cigarette.
Un gros 4 × 4 Mercedes stationne dans l’entrée. Je pose une main sur le capot. Froid.
Je m’approche de la maison, cherche la sonnette. Une tête de bestiole en bronze pendouille au milieu de la porte. J’actionne l’engin. Les coups résonnent dans le vide.
Je reviens en arrière. Les rideaux sont tirés. Impossible de jeter un coup d’œil à l’intérieur.
Retour au bélier, sans succès. Ni bruit ni mouvement. Je prends mon portable, compose le numéro. Le timbre vibre dans mon oreille, mais rien ne se fait entendre dans la bicoque. Après une dizaine de sonneries, le signal se coupe sans que l’appel bascule vers la messagerie.
Je contourne la bâtisse, accède à l’arrière. Des matériaux de construction traînent de toutes parts, une citerne trône au milieu d’une pelouse rachitique.
Personne en vue.
Je mets mes mains en porte-voix.
— Il y a quelqu’un ?
Au loin, un bruit de serrure me répond. Je me retourne. Un homme sort de l’autre maison. Il reste sur le pas de la porte et m’observe, panse en avant, poings sur les hanches.
C’est comme ça, chez les bouseux, on ne peut pas péter sans qu’un voisin vienne renifler.
Je lui fais signe en grimaçant un sourire.
Il fait demi-tour, rentre chez lui.
Je continue l’exploration des lieux. Quelques marches mènent à une porte. La poignée s’est fait la malle, la gâche a été arrachée. Les suites d’un coup de pied, probablement.
Je passe la tête à l’intérieur.
— Il y a quelqu’un ?
Rien.
Je pousse la voix.
— Vous m’avez appelé, hier soir. Frédéric Peeters, je suis le journaliste.