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Il s’égosille.

— Putain, Fred, je sais que la mort est ton quotidien. Tu as l’habitude d’aligner les macchabées sur les pages de ton canard.

Cette fois, il me gonfle.

— Raf ?

— Quoi ?

— Maintenant, tu fermes ta gueule.

Il se calme aussitôt.

— D’accord, mais quand même, c’est vrai, quoi. Bon, je t’envoie une autre photo.

Le mail arrive dans la foulée.

J’ouvre le fichier JPG. La photo est prise dans un bureau. La pièce baigne dans la pénombre. Un écran d’ordinateur, un tas de papiers, un pot de fleurs en morceaux et des débris jonchent le sol. Une femme est allongée sur la table, tête en arrière. Le bas de son corps est dénudé. La blancheur de sa chair contraste avec l’obscurité ambiante.

Je reçois chaque jour des images d’horreur. Avec le temps, je commence à me blinder. J’enfile ma carapace de journaliste pour me livrer à une analyse factuelle.

Je zoome sur la photo, à la recherche de détails.

Rien n’est moins fiable que les images qui sortent de nulle part. Des montages audacieux ou des photos truquées ont réussi à berner certains de mes prestigieux confrères. Le cliché du prétendu cadavre de Ben Laden a fait le tour des médias avant d’être retiré.

Si l’on se base sur certains documents, Armstrong n’aurait jamais marché sur la Lune, la scène aurait été tournée en studio, et aucun avion ne se serait écrasé sur le Pentagone, le 11 septembre 2001.

Je poursuis l’examen, Raf commente.

— Ils lui ont passé un câble électrique autour du cou et elle a été violée. Quand ils en ont eu assez, ils l’ont étranglée.

J’agrandis le plan sur le cadavre.

— Elle était… ?

— Enceinte, oui, de six mois.

— Son visage est dans l’ombre. Rien ne dit que c’est cette Natasha ni qu’elle a été violée. Ni même que cette photo a été prise à Odessa.

Gwen a l’oreille collée à l’écouteur. Elle murmure quelques mots qui suscitent un sursaut de virilité de son chérubin.

— Tu te fous de moi ? Dis-moi que c’est un souvenir de vacances, tant que tu y es. Tu as vu, dans le fond, contre le mur ? Une masse. D’après toi, c’est un outil de bureau ordinaire ?

Il est paumé, déchiré entre Gwen et mon scepticisme.

— Demain, j’irai fouiller dans les archives du journal et j’interrogerai notre spécialiste de la question ukrainienne. Il devrait pouvoir m’en dire plus sur la présence hypothétique de mercenaires.

— Merci, Fred.

Une inspiration me vient.

— Tu es libre ce soir ?

Il hésite.

— Gwen travaille jusqu’à minuit, mais moi, je suis en congé. J’ai encore rien prévu. Pourquoi ?

— Tu aimes les films d’action ?

LUNDI 29 JUIN 2015

26. Ultimatum

Le plateau est désert. Seul le ronronnement de l’air conditionné trouble le silence. Je me suis levé au chant du coq pour peaufiner le final cut de la vidéo enregistrée cette nuit.

Un chef-d’œuvre.

Action.

Je sors de la bagnole, ferme la portière, descends le talus d’un pas souple en faisant tournoyer ma pièce d’échecs entre mes doigts. Je m’approche, m’arrête à cinq mètres. Clope au bec, je glisse mes Ray-Ban sur le bout du nez et nargue l’objectif.

Zoom avant.

Cadrage serré sur mon visage. Regard martial, air de défi. Je m’efforce de ne pas sourire, malgré la douzaine de spectateurs hors champ qui se trémoussent derrière Jeremy. Certains se marrent en douce. Ils ont reçu pour ordre de fermer leur gueule. Pas un mot, pas un bruit.

Raf est parmi eux, exsangue. Il ne sait pas ce qui l’attend.

Je reste immobile quelques instants, impassible, héroïque, impérial.

Lent zoom arrière.

J’écrase ma clope et me dirige vers la voie ferrée. À mi-distance, je me retourne, jette un dernier coup d’œil sur ma vie et poursuis mon chemin.

Passage sur la caméra 2, fichée dans le ballast. Contre-plongée. Je m’accroupis, m’allonge entre les rails. Au premier plan, ma tête. En arrière-fond, à trois cents mètres de mes pieds, le tunnel et son gouffre abyssal.

Un grondement enfle. Le sol se met à trembler et le train surgit du néant. Le monstre grossit à vue d’œil, fond sur moi dans un vacarme effrayant. Je pousse un hurlement.

Retour à la caméra 1. En off, mon cri s’étouffe pendant que je disparais sous le convoi. J’ai ajouté un léger écho pour sublimer mon agonie.

Clap final.

Des frissons parcourent ma nuque. Le spectacle est jouissif. Il ne manque que le déplacement d’air et l’odeur de graisse brûlée.

J’adore cet exercice. Je l’ai souvent pratiqué, mais je ne m’en lasse pas. Jeremy le vend avec maestria pour appâter les pigeons. La motrice qui me charcute, le crochet métallique qui pendouille et m’arrache les tripes, des trucs du genre.

Dans les faits, le risque est limité. En Russie, les zatseperi, les surfeurs du rail, des gamins de quinze ans, en font autant. Certains, en équilibre sur le toit des trains, se suspendent à la caténaire et sautent d’un convoi à l’autre quand ils circulent côte à côte.

Je poste la vidéo sur YouTube, en partage privé. Titre : Une magnifique dernière fois.

Je copie le lien et l’envoie à Camille.

— Tiens, tu es là ? Quelle surprise !

Je sursaute.

Éloïse est plantée devant moi et m’observe avec malice.

— Salut.

— Tes ravisseurs t’ont autorisé à venir au bureau ?

— Mon papa a payé la rançon.

Sûre d’elle, elle s’assied à califourchon sur mes genoux, attrape mon menton et examine mon coquard.

— Beau boulot, on dirait un vrai.

Elle colle sa bouche contre la mienne et entame un lent mouvement du bassin. Après quelques ondulations suggestives, elle me libère, se lève et contemple mon entrejambe.

— Je remarque que je te fais encore de l’effet. C’est dommage, tu devras faire une croix sur la question. Café ?

— S’il te plaît. Avec deux Lexomil.

J’ouvre la feuille de route pendant qu’elle s’éloigne.

Inauguration de la zone piétonne à Bruxelles. Embouteillages monstres. Portrait du tueur de Sousse.

Comme chaque lundi, les journalistes arrivent au compte-gouttes. Vanessa débarque, suivie de près par Alfredo et Robert-l’Encyclopédie-vivante.

Dès qu’il est installé, je m’empare du premier papier qui me tombe sous la main et me dirige vers son bureau, l’air affairé.

— Bonjour, Robert, tu as deux minutes ?

Il ferme les yeux, croise les mains sur sa poitrine, geste que je prends pour un accord.

J’en profite pour contrôler l’écran de mon téléphone.

Énième message de Raf. Il est bluffé. Je lui en ai mis plein les yeux. Il me kiffe grave, je suis la nouvelle star, il en reveut. Il m’a promis de ne rien dévoiler à Cruella.

— Tu te souviens des événements d’Odessa, l’année passée ?

Il opine.

— Le vendredi 2 mai. Pourquoi ?

— À ton avis, est-il possible que des mercenaires aient été mêlés au massacre ?

— Tu es de nouveau là avec tes mercenaires. Qu’est-ce que tu cherches ?

— J’aide une copine pour son mémoire.

— Je vois. Si tu n’as que deux minutes, la réponse est oui.