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Il fait mine de retourner à son travail.

— Deux minutes, c’était façon de parler.

Il soupire.

— Tu sais ce qui se passe là-bas ?

— Dans les grandes lignes.

Il se penche en avant. C’est parti pour une plombe.

— En 2008, Poutine a menacé d’annexer la Crimée et l’est du pays si l’Ukraine était admise à l’OTAN. En 2013, alors que la signature d’un accord avec l’Union européenne approchait, il a convoqué Ianoukovitch pour lui annoncer que la Russie comptait investir 15 milliards en titres du gouvernement ukrainien pour contrer les propositions du FMI. Son but était de convaincre les Ukrainiens que le partenariat avec la Russie était la meilleure option.

Il s’arrête, me dévisage, suspicieux.

— Tu t’es battu ?

— Je me suis fait agresser par une porte vitrée.

— C’est joli. En plus, c’est assorti à ta chemise.

Mon téléphone vibre. Texto de Jeremy. Il prend de mes nouvelles. Fausse alerte.

— Sauf que les Ukrainiens n’y ont pas cru.

Il pointe un index sur mon coquard.

— Bien vu, le borgne. La sortie des étudiants sur le Maïdan a démontré que cette génération avait d’autres idéaux. Malgré la répression, les manifestants ont marché jusqu’au siège du gouvernement pour en déloger Ianoukovitch. Le type est parti se réfugier à Moscou où il a demandé à son pote Vladimir de rétablir l’ordre dans son pays.

Je prends la balle au bond.

— Mais Poutine ne pouvait pas envoyer son armée, sous peine d’être accusé d’ingérence.

Il m’adresse un clin d’œil.

— Tout à fait. C’est pour ça que l’invasion progressive de la Crimée s’est faite par des troupes non identifiées. Tu vois où je veux en venir.

— Des mercenaires ?

— Des Russes, des Serbes et des membres de l’Alpha Group, une sorte de navy seals russes. Les Russes ont toujours nié, mais un convoi de camions qui rapatriait des cadavres de mercenaires a prouvé leur implication.

— Et dans le camp ukrainien ?

— Même topo. Des centaines de contractants étrangers ont participé à des opérations contre les séparatistes aux côtés des soldats, de la police ukrainienne et du régiment Azov, une unité paramilitaire d’inspiration néonazie.

— Qui paie tous ces gens ?

— Bonne question. Le gouvernement ukrainien est au bord de la faillite. Tu connais l’adage ? Chercher à qui le crime profite.

— En conclusion, à Odessa, il y en avait des deux côtés ?

— Plus les titouchki, des jeunes, fêlés, ultraviolents qui travaillent avec les forces de l’ordre pour semer la merde. En principe, ils ne s’en prennent qu’aux opposants, mais ils sont aussi capables d’attaquer la police pour la pousser à réagir.

— Merci, Robert.

Il sourit.

— De rien, passe le bonjour à ta copine.

Je fais demi-tour et me retrouve nez à nez avec Christophe. À sa tête, je comprends qu’il est là depuis un moment.

— C’est quoi, cette connerie, Fred ?

Il ne me laisse pas le temps de trouver une réponse. Il tourne les talons et me fait signe de le suivre dans son bureau.

Mon téléphone se manifeste alors que je lui emboîte le pas.

Un SMS.

Camille.

Mon cœur fait une cabriole.

C’est quoi, ce cirque, Fred ?

4 minutes avant l’appel

Lorsqu’ils pénétrèrent dans le hall de l’immeuble, les manifestants ralentirent leur course.

Hébétée, elle posa une main sur son ventre et tenta de reprendre son souffle, mais le répit ne fut que de courte durée. Surgissant du sous-sol, un groupe d’individus cagoulés fondit sur eux. Les coups se mirent à pleuvoir dans un vacarme assourdissant, entre cris de haine et hurlements de douleur. Des tirs éclatèrent de toutes parts tandis que les matraques s’abattaient sans pitié sur les têtes, les nuques, les épaules.

27. La cigarette du condamné

Avec Christophe, l’expression « en prendre plein la gueule » revêt tout son sens. Après m’avoir rappelé, décibels à l’appui, combien il déteste les démarches égocentriques, les cavaliers seuls, les narcissiques et la dissimulation d’informations, il me soumet à un interrogatoire serré sur l’affaire Bernier.

Je crache le morceau, jusqu’à la dernière miette.

Il m’écoute en triturant sa baballe antistress. Même la visite amicale des mercenaires ne semble pas l’émouvoir.

Mon récit terminé, il redémarre.

— Merde, Fred ! À chaque réunion, je pose la question. Avez-vous des sujets qui méritent d’être développés ? Tu aurais dû te manifester.

Avant que j’aie le temps de répondre, il me signifie que l’entretien est terminé.

Je sors du bureau à moitié sonné.

Plutôt que de retourner à ma place pour y subir les regards compatissants de l’équipe, je descends m’en griller une.

Fidèle au poste, Gilbert m’attend, la main tendue.

— T’as une sèche pour ton ami ?

Je sors mon paquet.

— Il ne m’en reste qu’une.

— C’est con. On la fume à deux ?

Avec ce que je viens de déguster, je risque de ne plus avoir de quoi m’en acheter. Tout dépend s’ils me virent pour faute grave ou si je bénéficierai d’indemnités.

— Prends-la.

Il ne proteste pas, allume ma dernière clope.

— Merci, Fred, c’est sympa. Je t’ai raconté le jour où le roi est venu visiter Le Soir ?

Je m’en fous.

— File-moi une taffe.

J’aspire une bouffée interminable pendant qu’il continue son historiette.

— Tu parles d’un stress. Pendant une semaine, on a dû ranger, vider les bureaux et mettre de l’ordre à tous les étages, jusqu’aux archives. On a même planqué le téléphone du boss pour éviter qu’il sonne pendant qu’Albert était dans son bureau.

Je joue la montre, m’offre une seconde dose.

— Et alors ?

— Tu sais quelle a été la première question de Sa Majesté ? « Comment faites-vous pour travailler sans papiers et sans téléphone ? »

Et de se plier en deux.

Son rire se termine en quinte de toux. Tout en faisant semblant de me marrer, je cherche une réponse à expédier à Camille. Que lui dire ? Que je suis mort hier soir ? Que je vais me faire lourder dans les minutes qui suivent ?

À court d’inspiration, j’abandonne. Cette fois, la chance m’a quitté. Il fallait que ça arrive un jour. Aujourd’hui, je cumule. Je vais enterrer le mince espoir que j’avais de la reconquérir et perdre mon job dans la foulée.

Je remonte et jette un coup d’œil chez Christophe. La porte est fermée. Par la vitre, je constate qu’il a convoqué le boss, le Petit Robert illustré et le directeur financier.

Je vais m’asseoir et tente de retrouver mes esprits en attendant le verdict.

Éloïse se penche vers moi.

— On en a discuté entre nous. S’il nous interroge, on prend ta défense. On lui dira que nous étions au courant, mais que nous t’avons conseillé de monter un dossier solide avant de le présenter en réunion.

Je grimace un sourire.