— Je vous adore, mais c’est un peu tard. Mon sort se joue à l’instant.
De fait, le comité quitte le bureau. Christophe les regarde s’éloigner puis se tourne vers moi.
— Fred, tu viens ?
Je me lève, avance d’un pas traînant dans le couloir de la mort.
Il referme la porte, m’indique une chaise.
— Tu as fait une connerie, Fred.
Son entrée en matière me surprend. S’il avait l’intention de me virer, il l’aurait déjà annoncé. Il va me laisser une dernière chance. La pire option. Fred en sursis.
Avant ce soir, tout le monde sera au courant. Les journalistes me parleront avec tact et douceur, comme à un type qui vient d’apprendre qu’il a un cancer généralisé. Ils arrêteront de discuter quand j’arriverai, ne se ficheront plus de mes fringues, s’abstiendront de la moindre confidence. Demain, je ne serai plus des leurs.
— Je sais. Qu’est-ce que tu comptes faire ?
— J’ai organisé une réunion impromptue pour valider l’idée à laquelle j’ai pensé.
— Quelle idée ?
Il soupire.
— J’aurais dû tenir cette affaire à l’œil et revenir dessus pour que tu m’en parles. Moi aussi, j’ai fait une connerie.
J’en ai le souffle coupé.
Où veut-il en venir ?
— Je ne comprends pas.
Il balaie l’air d’un geste.
— Regardons le futur. Je te donne cinq jours. Pas un de plus.
— Cinq jours ?
Il se penche en avant, plisse les yeux.
— Tu pars à Kiev. Nous avons un correspondant là-bas. Je l’ai contacté. Il te conduira à Odessa. Il te servira de chauffeur, de guide et d’interprète. Tu as cinq jours pour me ramener du concret. Pour être clair, je me fous de ce Bernier, ce qui m’intéresse, c’est ce qui s’est passé là-bas l’année dernière. Jusqu’à présent, aucun canard n’est parvenu à démêler le vrai du faux.
Mes jambes se mettent à trembloter. Ma voix aussi.
— Pourquoi moi ? Robert est mieux qualifié.
— C’est ton sujet, c’est ton enquête, c’est à toi de la mener à terme.
Des fourmillements de plaisir remontent le long de mon dos.
Je la joue panache.
— J’ai toujours dit que ma place était sur le terrain.
Il sourit.
— Tu n’as pas encore le prix Albert-Londres pour autant.
— Merci, Christophe, je ne sais pas quoi dire.
— Alors, ne dis rien. Ça fait un bout de temps que je te tiens à l’œil, Fred. Le moment est venu de prouver tout le bien que je pense de toi. Ne me déçois pas. Prépare ton dossier et arrange-toi avec la compta pour ton billet d’avion.
Je m’extirpe de la chaise, retourne à mon bureau en posant un pied devant l’autre comme un automate.
La team est là. Ils épient ma réaction, les oreilles dressées, l’air catastrophé.
Éloïse lance les hostilités.
— Alors ?
J’ai la bouche sèche.
— Je pars en Ukraine. Il me donne cinq jours pour pondre un papier valable.
Loïc exulte.
— Putain, c’est énorme !
Ils se lèvent, me tapent dans le dos, m’embrassent.
— T’es le meilleur, Fred.
— Montre-lui de quoi tu es capable.
— On t’aime, Fred.
— Tu veux un café ?
Alfredo semble se souvenir de quelque chose.
— J’allais oublier, Fred, quelqu’un t’attend à la réception.
— Quelqu’un ? Qui ? Je n’attends personne.
Et si ?
Je fonce vers l’ascenseur, écrase le bouton d’appel. Merde ! Occupé. Je plonge dans la cage d’escalier, descends les marches quatre à quatre, déboule au rez-de-chaussée.
Camille est installée dans l’un des canapés.
Elle feuillette un magazine, les jambes croisées, l’air détaché, comme si elle attendait son tour chez le coiffeur.
28. L’aveu
— Décidément, on ne peut pas te laisser seul cinq minutes.
Je ne sais ce qui est le plus bluffant : qu’elle se soit pointée au journal en prétextant que nous avions rendez-vous, qu’elle ose s’afficher à mes côtés sur un banc public dans l’allée centrale du Parc royal ou qu’elle parvienne à faire preuve d’humour.
— J’en avais marre d’attendre un signe de ta part.
Elle hausse les épaules.
— Quelle imagination ! À part ton pseudo-suicide ferroviaire, tu as autre chose à m’annoncer ?
— Je me suis fait tabasser, Nabilla a été décapitée et je pars en Ukraine.
Elle fronce les sourcils.
— C’est tout ?
Je lui retrace mon vendredi apocalyptique, mes dernières découvertes et ma réunion matinale.
Elle esquisse un sourire.
— Je vois au moins trois points positifs. Cet œil au beurre noir te donne un petit air de Rocky, tu vas devenir un grand reporter et j’ai douze poules à caser.
Une manière détournée de me rappeler son départ.
Je ne parviens pas à lui rendre son sourire. Je suis mal à l’aise comme lors de notre première rencontre. Pour ajouter à la déconfiture, je m’embourbe dans les banalités.
— Et toi, quoi de neuf ?
— Ma vie n’est pas aussi palpitante que la tienne. Nous avons mis la maison en location, j’ai passé mon week-end à recevoir la visite d’un tas de gens.
— Je sais, tu te barres chez les Chinetoques, pas besoin de me le rappeler à tout bout de champ.
Elle accueille ma pique avec détachement.
— Oui, Fred, je pars en Chine, rien n’a changé.
— Pourquoi es-tu venue ?
— Pour savoir à quoi rime cette mise en scène.
— Ce n’est pas une mise en scène, c’est mon quotidien. Mon kif, c’est l’adrénaline. Je roule à contresens sur le Ring, je saute d’un immeuble à l’autre, je m’envoie des décharges électriques, je participe à des concours d’apnée. Je suis une star dans le microcosme des fêlés.
Elle secoue la tête, faussement admirative.
— Pas mal.
— Je fais aussi des trucs avec des bestioles. Je laisse des scorpions me grimper dessus, je joue avec des mygales, je danse le slow avec des serpents. Je me suis promené dans la fosse aux lions. Et encore, je ne te donne qu’un aperçu.
— Tu en as fait des choses en trois jours. Tu vises le Guinness Book ? Empiffre-toi plutôt de hamburgers, c’est moins risqué.
— Je suis sérieux. Ce Fred-là, c’est moi.
Elle prend soudain conscience que je ne plaisante pas, adoucit sa voix.
— Pourquoi tu ne m’as jamais parlé de ça ?
— Parce que nous n’avons jamais parlé sérieusement.
C’est le moment que choisit Éloïse pour franchir la grille du parc. Sa clope à elle, c’est une bouffée de chlorophylle. De temps à autre, il m’arrive de l’accompagner. Un soir, elle a profité de la pénombre pour me témoigner son attachement dans une contre-allée. Elle m’aperçoit, me jette un coup d’œil explicite et poursuit son chemin.
Camille a capté notre échange et la regarde s’éloigner avant de reprendre.
— Qu’est-ce que tu attends de moi, Fred ?
— Que tu me dises pourquoi tu as commencé cette histoire avec moi.
La sentir proche et inaccessible me remue jusqu’à la moelle. Je crève d’envie de passer un bras autour de ses épaules et de l’embrasser dans le cou, comme au bon vieux temps.
Elle inspire.