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— D’accord, je vais t’expliquer, mais je ne suis pas sûre que ça va te plaire.

D’une moue, je l’encourage à poursuivre.

Elle plonge son regard dans le mien.

— Jean-Bernard n’a pas toujours été l’homme qu’il est aujourd’hui. Ces dernières années, il s’est investi dans son job. Petit à petit, il a gravi les échelons professionnels avec son cortège de contraintes : stress, réunions tardives, voyages imprévus, week-ends avortés, vacances minimales. Je pensais que c’était un mal nécessaire. Un jour, je me suis réveillée et je me suis rendu compte qu’il n’était plus le même. Je vivais avec un guerrier d’entreprise, impitoyable, irascible, absent. Notre principal sujet de conversation se limitait à lui, à son business plan, à ses KPI, à son mid-year review, et toutes ces conneries.

Un sans-abri arrive à notre hauteur, la main tendue.

— Une petite pièce, les amoureux ?

Elle ouvre son sac, lui file un bifton de cinq euros et continue sur sa lancée.

— Un jour, il me parlait des gens qu’il voulait virer, le lendemain, des gens qu’il avait virés. Je me suis éloignée. Je me suis sentie larguée et malheureuse de l’être. Je me suis réfugiée dans mon travail, mes poules, mes copines, mes livres, mon imaginaire. Pourtant, je croyais le connaître. Nous allions à la même école. Nous habitions dans le même quartier. Quand j’ai eu quinze ans, il a été mon premier. Ça n’a duré que quelques semaines, mais je ne l’ai jamais oublié. Quelques années plus tard, je l’ai retrouvé à l’univ. Nous nous sommes mis ensemble. Nous nous sommes mariés, nous avons fait construire une maison. J’étais heureuse. Ma vie était réglée. Je ne me posais pas de questions. En plus, tout le monde le trouvait parfait. C’était l’homme de ma vie. Et puis, tu es arrivé.

J’ironise.

— Mesdames et messieurs, le bouffon du roi.

Elle me regarde sans me regarder, comme si elle ressassait un vieux souvenir.

D’un geste, elle passe une main dans mes cheveux.

— Non, pas le bouffon du roi. Toi, Fred, ta manière nonchalante de débarquer dans ma vie, ton sourire craquant, ta maladresse, tes tifs dans la figure, ta chemise catastrophique, ta façon de me regarder, ton charme. J’ai tout de suite été attirée.

Je bafouille.

— Tu ne me l’as jamais dit.

Elle se lève, replie une jambe sous elle et se rassied dans sa position favorite.

— Je n’avais pas besoin de te le dire.

Elle se penche, fait courir son pouce le long de mes sourcils.

— Tu as fait renaître un pan de ma vie que j’avais enfoui. Le rire, la complicité, le plaisir d’être deux. Avec toi, je pouvais être moi-même, me laisser aller, dire ce que je pensais, me moquer de tout, partager mes délires. Tu m’as comblée, Fred.

— Alors, ne pars pas, reste avec moi.

Elle tente un maigre sourire.

— Ce n’est pas possible.

— Merde, Camille, tu as trente-deux ans ! Tu parles comme si tu en avais soixante. Tu ne vas pas passer ta vie avec un type que tu n’aimes plus.

— Je n’ai pas dit que je ne l’aimais plus. J’ai dit qu’il avait changé. Tout change.

— Tu crois qu’au fin fond de la Chine vous allez revivre une lune de miel ?

— Je ne sais pas.

J’aimerais lui livrer le fond de ma pensée. Son Jean-Bernard est un connard arriviste et arrogant. Bientôt, sa vie se résumera à des parties de gin-rummy avec les bobonnes d’expats, à des cocktails mondains et à des dîners où le principal sujet de conversation sera le cours de la Bourse et les prospectives économiques.

La fontaine glougloute tristement. Une mamy remonte l’allée en poussant un landau qui semble peser une tonne. Un clebs qui bave promène un homme en survêt.

Je soupire.

— Je comprends.

Tout est dit. Dans quelques instants, elle se lèvera et notre histoire prendra fin. Je voulais savoir, je sais. J’ai entendu ce que je ne voulais pas entendre. J’aurais dû me contenter de cette magnifique dernière fois.

Elle se redresse d’un coup.

— Toi non plus, je ne te connais pas. Tu viens de m’en donner la preuve. J’ignorais tes trips de barge. Qu’est-ce qui te pousse à faire ces trucs ?

Il me reste un infime espoir de faire vaciller son choix. Tout se joue dans les quelques secondes qui vont suivre.

Je me lance.

— Avec toi, je pourrais chasser la silhouette.

Elle dodeline de la tête.

— La silhouette ?

— Je dois t’avouer quelque chose, Camille.

Elle me fixe droit dans les yeux, comme quand elle s’amusait à deviner mes pensées.

Je prends son visage entre mes mains.

— Promets-moi de ne rien dire, de m’écouter jusqu’au bout, sans m’interrompre.

Elle saisit mes mains avec douceur, les tient serrées dans les siennes.

— Promis. Je t’écoute, Fred.

Impossible de faire marche arrière.

Je déglutis.

— J’avais un frère, il s’appelait Greg. Je l’ai tué.

29. Les poissons rouges

Je quitte Le Soir peu après 21 heures.

Il fait encore clair. L’air est doux. J’aime les longues journées d’été, quand Bruxelles reste éveillée. Les gens boivent un dernier verre avec leurs collègues avant de rentrer chez eux. Les bistrots sortent leurs tables. Certains quartiers prennent des allures de Paris.

Christophe m’a libéré de mes tâches quotidiennes pour me laisser préparer mon voyage. J’ai commencé par réserver mon billet d’avion et trouver un hôtel qui cadre avec le budget qui m’est alloué.

Je pars demain, à 14 heures. Mon retour est prévu samedi, en fin de matinée. Les cinq jours fatidiques n’en seront que trois. Le minitrip risque de virer en marathon.

Le correspondant local s’appelle Tadeusz Quelquechoseski. Il m’attendra à l’aéroport, à Kiev. Robert a eu l’occasion de le rencontrer. Selon lui, le gars est un peu particulier, il ne m’en a pas dit plus.

Un PV est glissé derrière mes essuie-glaces. Je l’ajouterai à ma collection. J’allume une cigarette, démarre en douceur, remonte la rue Royale.

David Bowie pleurniche dans les haut-parleurs. « Where are we now ? »

Je longe le parc, jette un coup d’œil au banc qui a accueilli nos confidences.

Camille m’a écouté, sans m’interrompre. À la fin de mon récit, elle s’est levée, la gorge nouée.

« Merci de t’être confié à moi. »

Elle a posé un baiser sur mes lèvres et est partie sans se retourner.

Lui parler de Greg m’a ébranlé. Je me suis entendu raconter l’histoire, notre histoire, sans émotion, comme si je n’avais été qu’un témoin anonyme.

En repartant vers le bureau, je ne sais si j’étais soulagé ou si mon mal avait empiré. Éloïse a vu que ça n’allait pas.

Elle s’est penchée vers moi.

« Tu as bon goût. Elle est mariée ? »

L’intuition féminine me surprendra toujours.

J’ai acquiescé.

Elle a posé une main sur la mienne.

« Ça va aller, tu verras. »

Une formule passe-partout. De simples mots, mais ils m’ont réconforté.

Elle a raison, ça va aller. Je m’en remettrai. Je ne suis pas naïf. Entre l’homme de sa vie, un businessman plein aux as et son amant épisodique, un pisse-copie fauché, le choix n’est pas cornélien.