Place Poelaert. Le Palais de Justice. Je plaide coupable.
The next day. David ressuscité.
J’ai passé l’après-midi à étoffer le dossier. J’ai retracé le déroulement chronologique de l’affaire, depuis le coup de fil du 17 juin jusqu’à la bio pathétique de Natasha. J’ai souligné les incohérences, le Desert Eagle baladeur, la porte fracturée, la disparition du téléphone, l’ordi envolé, la photo.
C’est en listant les éléments factuels que j’ai pris conscience du détail qui m’avait échappé lors de ma deuxième visite.
Les poissons rouges.
Ils flottaient à la surface, crevés. Je me suis souvenu que mon père racontait qu’ils pouvaient rester plusieurs jours sans bouffer. En cherchant sur le Net, j’ai appris que leur organisme leur permettait de faire face à un jeûne prolongé. Un type hospitalisé pendant un mois a retrouvé ses poiscailles en pleine forme quand il est rentré chez lui.
J’en ai déduit qu’ils étaient clamsés depuis belle lurette ou que quelqu’un avait mis un poison dans l’aquarium.
Qui ?
En toute vraisemblance, les tueurs.
Pourquoi ?
En son temps, le cartel colombien avait la réputation de pratiquer ce genre de réjouissances. Quand ils suspectaient quelqu’un de les avoir trahis, ils débarquaient chez lui et massacraient tout ce qu’ils trouvaient : femme, enfants, pépé, mémé, chiens, chats, canaris. Si le gus avait des poissons, ils foutaient de l’eau de Javel dans le bocal.
Dans ce cas-ci, ça n’a aucun sens. À moins qu’ils n’aient été tués entre ma première et ma deuxième visite.
Par qui ? L’ex-Mme Bernier ? Raf ? Je ne peux l’imaginer. Restent les flics, ce qui accréditerait la thèse du complot.
Je parcours l’avenue Louise, entre dans le bois de la Cambre.
Quelques couples sont allongés sur la pelouse. Des jeunes jouent au foot.
En fin d’après-midi, j’ai planché sur les faits qui se sont déroulés à Odessa. J’ai fouillé les archives et visité une multitude de sites.
Les versions diffèrent selon les sources. Pour certains, tout a commencé par un affrontement de supporters en marge d’un match du championnat national de foot entre le Metalist, un club pro-Kiev, et le Tchornomorets, l’équipe locale à vocation pro-russe.
Pour d’autres, les événements ont débuté lorsqu’un rassemblement pacifique d’opposants au régime de Kiev s’est vu attaqué par des groupes de nervis fascistes. Une troisième source parle d’un tragique enchaînement, les uns répondant à la violence des autres.
Le reste est à l’avenant. Même le bilan est contesté. Quarante-deux morts d’après les rapports officiels, plus de deux cents pour certains observateurs.
À moi de faire le tri.
Je prends l’avenue de la Belle-Alliance, descends l’avenue Defré. Je coupe la musique.
J’ai mangé avec l’équipe de nuit. Certains journalistes se sont joints à nous. Je suis la star du jour.
Comme d’habitude, Pierre a lancé un sujet de première importance.
Qui est le meilleur James Bond ?
Pour Vanessa, Daniel Craig est le plus emblématique, ce que Pierre a aussitôt contesté. Il lui reproche de porter des costumes XXS et estime qu’une salopette correspondrait mieux à son look de plombier zingueur. La discussion est partie en vrille. Timothy Dalton ? Trop froid. Pierce Brosnan ? Trop pédant. Roger Moore ? Un vieux minet efféminé.
Alfredo, qui n’est pas un cinéphile averti, a mis tout le monde d’accord. Personne n’a jamais égalé Clint Eastwood dans ce rôle.
Je passe au ralenti devant l’ambassade de Russie et me gare une centaine de mètres plus loin, à proximité de la Haute École de Bruxelles.
Mon cœur s’emballe. Les rares fois où je m’aventure dans cet endroit me plombent le moral. J’en ressors anéanti, en me jurant de ne jamais y revenir.
Je traverse la voie, m’arrête au bord du trottoir. Je ne peux m’empêcher de le chercher des yeux.
Greg est mort ici. Le 27 avril 1996.
Il avait douze ans.
30. Greg
Tu étais fêlé, Greg.
Je me suis souvent demandé s’il te manquait une case à la naissance, ou si ça t’était venu au fil des ans.
Je devais avoir quatre ans quand je t’ai vu braver le danger pour la première fois. C’était en été, on jouait dans le jardin. Tu t’es assis sur la balançoire et tu as entamé un long mouvement de va-et-vient. Tu lançais tes jambes de toutes tes forces, tu allais de plus en plus vite, de plus en plus haut.
J’ai d’abord pensé que tu allais t’éjecter pour aller le plus loin possible. L’exercice n’avait rien d’exceptionnel, tu l’avais déjà pratiqué, mais ta dernière performance s’était soldée par une entorse à la cheville.
Arrivé au sommet de la courbe, tu as lâché les cordes et tu as basculé en arrière pour exécuter un saut périlleux. Tu as mal calculé ton coup et tu as terminé ta cabriole sur le dos. Ton atterrissage a produit un sale bruit. Tu es resté immobile un bon moment. J’ai cru que tu étais dans les pommes.
J’ai voulu appeler maman à la rescousse, mais tu t’es relevé et tu m’en as empêché. Tu t’es plié en deux et tu t’es mis à tousser comme un tubard avant de remonter sur la balançoire pour une nouvelle tentative.
J’étais tétanisé.
Tu t’es cassé la gueule quatre ou cinq fois avant de réussir à retomber sur tes pattes.
Après les saltos et les acrobaties aériennes, tu es entré dans ta période vélo. Nos vieux avaient eu la mauvaise idée de t’offrir un mountain bike pour ton anniv. Au lieu de te promener dans la forêt, tu t’élançais du haut des escaliers. Au plus périlleux, au mieux.
Comme tes potes en faisaient autant, tu t’es mis en tête de réaliser la manœuvre en marche arrière. Là aussi, tu t’es payé quelques gadins avant de réussir.
Jour après jour, tu as peaufiné ta technique. Tu parvenais à rester en sur-place sur la roue avant pour franchir les marches. Le mercredi, tu allais au bois de la Cambre pour dévaler les ravins, debout sur la selle ou assis en sens inverse, ton cul sur le guidon.
Est venue ta folie de la vitesse. Tu te postais aux feux rouges et tu t’accrochais aux bennes des camions pour remonter la chaussée à toute blinde.
J’étais ton cadet de deux ans, je devais me contenter d’assister à tes délires, impuissant.
En mon for intérieur, je rêvais de former un duo avec toi, mais je n’avais pas le cran de rivaliser avec le maître. En plus, tu aurais rejeté ma candidature.
Pour ajouter à ma frustration, tu te foutais de ma gueule à tout bout de champ. Tu m’appelais « Zanzara », le moustique, en italien.
Petit à petit, l’information a circulé et ta réputation est née.
Les grands venaient te défier. « Chiche que tu n’oses pas. » Et de te proposer des trucs de plus en plus barges.
Un après-midi, alors que tu avais invité quelques cops, tu t’es attaqué à la façade de la bicoque pour te hisser sur le toit. Comme ça ne suffisait pas, tu as escaladé la cheminée et tu es resté de longues minutes, juché sur la crête, sous les yeux effarés de tes potes. Peu après, je t’ai vu faire le tour du pâté de maisons en sautant d’un toit à l’autre.
Un dimanche, tu as grimpé sur le clocher de l’église et tu as attendu la sortie de la messe pour être sûr d’avoir un public. Tu as sifflé dans tes doigts pour attirer l’attention des bigots. Ils ont levé la tête et se sont mis à hurler. Pendant qu’ils invoquaient saint Antoine, tu as parcouru la longueur de l’édifice en galopant sur le faîte de la toiture, les bras écartés, en équilibre.