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Planqué dans la foule, je te regardais chanceler avec l’impression d’avoir un aspirateur dans le ventre.

Quand les flics se sont pointés, tu t’étais volatilisé.

Ensuite, tu t’es intéressé aux sommets. Tu parcourais les rues à vélo pour repérer les chantiers. Quand ils étaient déserts, tu convoquais ton fan-club et tu partais à l’assaut des grues. Certaines culminaient à près de cinquante mètres. Après avoir atteint la cime du mât, tu rampais sur la flèche.

Quand les gars pensaient avoir tout vu, tu te suspendais dans le vide à la force des poignets ou tu te mettais sur un pied au bout d’une poutrelle.

J’en étais malade.

Le numéro terminé, tu redescendais sur terre, tu prenais l’air dégagé et tu narguais tes potes avec ton sourire en coin et ton regard de myope. Pour parfaire ton look de meneur, tu portais rarement tes lunettes.

À ta façon, tu étais un précurseur. La GoPro n’était pas encore née. Tu aurais immortalisé tes exploits et tu serais devenu une star sur YouTube.

Tu n’avais peur de rien. Tu faisais ça sans contrepartie. Tu ne pariais jamais, le spectacle était gratuit. Tu voulais être reconnu. Tu aimais te faire traiter de dingue, tu jubilais quand on te dévisageait avec un mélange de respect et de crainte.

Seul dans mon coin, je rêvais de te montrer de quoi j’étais capable, mais je ne voyais aucun terrain sur lequel j’aurais pu te défier.

L’idée m’est venue d’instinct, un samedi, quand on rentrait de la piscine du Longchamp. Trois membres de ta bande nous accompagnaient. Le trafic était dense sur l’avenue Defré. Comme d’habitude, les Ucclois roulaient à tombeau ouvert.

J’ai flairé l’aubaine.

J’ai visualisé la trajectoire à suivre. À un moment, je me suis décidé. J’ai pris mon élan et j’ai traversé. J’ai failli me faire choper par une Polo qui descendait, puis par une Merco qui remontait plein pot. Dans un concert de klaxons, je suis arrivé de l’autre côté. Mon cœur palpitait dans mes oreilles. J’avais la poitrine en feu et les jambes flageolantes.

Sur le trottoir d’en face, tu m’observais, ahuri. Tu en avais le souffle coupé.

Je tenais ma revanche.

J’ai commencé à danser d’un pied sur l’autre, en te faisant des pieds de nez.

Piqué au vif, tu as jeté un coup d’œil à gauche, puis à droite, les yeux plissés. Tu ne pouvais pas en rester là devant tes aficionados. Tu t’es penché en avant, tu as attendu qu’un bus passe et tu as bondi.

Au moment où tu allais franchir la deuxième bande, tu as disparu de mon champ de vision. J’ai fermé les yeux. J’ai entendu un hurlement de freins et un grand choc.

1 minute avant l’appel

Mue par son instinct de survie, elle s’élança dans l’escalier qui menait aux étages. Parvenue au troisième, elle s’engouffra dans un bureau et referma la porte à la hâte. Trois hommes et deux femmes se trouvaient dans la pièce, terrorisés. Elle bafouilla quelques mots et se réfugia dans un coin. Les mains tachées de sang, elle fouilla sa poche et en extirpa son téléphone portable.

Elle dut s’y prendre à plusieurs reprises avant de parvenir à composer le numéro. Une fois la communication établie, elle éclata en sanglots.

MARDI 30 JUIN 2015

31. Quelques nuances de gris

Tadeusz tend un bras et pointe le panneau de signalisation qui apparaît dans le faisceau des phares.

— Odessa.

Son premier mot depuis deux plombes.

Comme prévu, il m’attendait à l’aéroport de Kiev, une ardoise à mon nom dans les mains. La cinquantaine, longs cheveux gris-jaune, barbe clairsemée, visage marqué par la désolation.

D’emblée, j’ai saisi l’allusion de Robert. La suite n’a fait que confirmer mon impression, Tadeusz est drôle comme une veillée funèbre dans un hospice.

Une fois installé dans sa Suzuki Vitara en ruine, nous avons pris la direction d’Odessa. Pour occuper les cinq heures de route qui nous attendaient, j’ai tenté une anecdote personnelle pour le dérider.

— Quand je suis rentré à l’univ, je me suis acheté une Suzuki Vitara décapotable d’occasion.

Il s’est contenté de tourner la tête et de me dévisager en silence.

J’ai changé de tactique et l’ai questionné sur la canicule ambiante, les éphémérides, l’heure des marées, ce genre de choses. J’ai eu droit à deux phrases lapidaires débitées d’un ton monocorde.

À l’arraché, j’ai appris qu’il était né à Lviv, que ses grands-parents faisaient partie des rares Polonais restés là-bas et qu’il avait suivi ses études à Bruxelles. J’ai remarqué qu’il portait une alliance, mais je ne me suis pas penché sur le CV de l’heureuse élue.

Avec naïveté, j’ai pensé qu’il serait plus loquace si je l’interrogeais sur la situation politique de son pays.

Il a reniflé et hoché la tête.

— C’est compliqué.

Un moyen détourné de me signifier qu’il préférait que je lui foute la paix.

J’ai battu en retraite et me suis plongé dans la contemplation des champs à perte de vue et des affiches publicitaires qui vantaient des produits obscurs à grand renfort de Ф, de Ж et de П.

À défaut de radio, le ronronnement du moteur et sa respiration sifflante assuraient le fond musical. Par à-coups, il émettait de petits raclements de gorge qui me laissaient penser à tort qu’il allait m’adresser la parole.

La plupart du temps, il roulait à allure modérée sur la bande de gauche, ce qui semble être la norme ukrainienne.

À un moment, son téléphone a sonné. Il s’est rangé avec prudence sur le bas-côté, a fiché des écouteurs dans ses oreilles et a répondu. Après plusieurs minutes, il a grommelé un ou deux mots avant de raccrocher.

Hormis cette péripétie, il lui arrivait de malmener les commandes de la climatisation, faisant alterner fournaise et pôle Nord dans l’habitacle.

Après Ouman, alors que le jour commençait à décliner, il s’est arrêté pour faire le plein et acheter des sandwiches.

J’en ai profité pour griller deux clopes coup sur coup.

À sa tête, j’ai compris qu’il n’aimait pas les fumeurs. Comme le reste de l’humanité d’ailleurs. J’ai failli lui demander à quel moment il s’était fait opérer du sourire, mais mon humour n’aurait pas été bienvenu.

Une heure plus tard, il a ouvert la bouche pour se plaindre de l’état de la route et des camions qui déboîtaient sans mettre leur clignotant. Je n’ai cessé de tripoter mon briquet en espérant qu’il m’autorise à en griller une. Peine perdue.

Les premières maisons d’Odessa apparaissent. Elles semblent dans le même état que la chaussée, délabrées.

— Où allons-nous, Tadeusz ?

— À l’hôtel.

Bonne idée, il est près de minuit et ces longues discussions m’ont épuisé.

Nous approchons du centre. La circulation s’anime quelque peu. Il freine à un croisement pour laisser passer un tram antédiluvien qui brinquebale dans un bruit de ferraille.

— Vous êtes déjà venu à Odessa, Tadeusz ?

— L’année dernière, en mai.

— Vous avez couvert les événements du 2 mai ?

— Si on veut.

Comme la plupart des correspondants, je présume qu’il travaille pour plusieurs médias : journaux, radio ou télé. Certains exercent un métier à côté. L’un de nos contacts est plafonnier.