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Il tourne à droite, emprunte une rue pavée. La Suzuki tressaute et grince de toutes parts. Il ouvre la fenêtre, aventure sa tête à l’extérieur pour repérer les plaques de rues et prend à gauche. Après une centaine de mètres, il s’arrête devant un immeuble qui aurait pu abriter l’ambassade d’URSS du temps de Berlin-Est.

— Londonskaya. Votre hôtel. À demain, 8 heures.

— Vous ne logez pas ici ?

— Trop cher.

Dans mes souvenirs, la chambre la plus luxueuse plafonne à 1 500 hryvnias, l’équivalent de 50 euros.

Je risque une ultime tentative.

— Vous avez eu l’occasion de jeter un coup d’œil au dossier que je vous ai envoyé ?

— Oui.

— Vous avez un programme à me proposer pour demain ?

— Oui.

— Merci, Tadeusz, bonne nuit.

Il démarre dès que j’ai refermé la portière. Je regarde la voiture s’éloigner, soulagé. Repose en paix, Tadeusz.

Le hall du Londonskaya a été décoré par un adepte du mouvement kitsch. Tapis bariolé à dominante bleu électrique, colonnades de faux marbre rose, lustre à pendeloques et cage d’escalier vert olive.

Par chance, le réceptionniste de l’hôtel baragouine quelques mots d’anglais.

— Welcome to Odessa.

Ma chambre ressemble à un bordel oriental, moquette orange, rideaux vaporeux et lit à baldaquin. Il manque le miroir au plafond. Je jette ma valise sur le pieu, ouvre mon ordi et me connecte au réseau.

Une centaine de mails m’attendent. Pour l’essentiel, des échanges entre membres de la team où je suis en copie. Le buzz du jour est la sortie de Apple Music, le service de streaming musical de la marque à la pomme.

Entre deux, je repère le message de Raf.

J’ai une nouvelle importante.

Appelle-moi.

Amitiés.

MERCREDI 1er JUILLET 2015

32. Trompe-l’œil

À mes pieds, l’escalier de Potemkine, majestueux, emblématique.

De fait, l’illusion d’optique est impressionnante. Je ne peux m’empêcher d’imaginer le landau qui dégringole, ou Greg en marche arrière sur son vélo.

J’ignorais qu’il se trouvait à une centaine de mètres de l’hôtel. En me voyant débarquer à 4 heures du mat, le concierge de nuit m’a refilé le tuyau. L’aube est le meilleur moment pour le photographier, quand il n’y a personne sur les marches. En outre, il m’a informé que la journée s’annonçait moins caniculaire qu’hier. Comme j’ai fait ami-ami avec lui, il m’a autorisé à utiliser l’imprimante de l’hôtel pour tirer le portrait de Lexus que Raf m’a envoyé.

Je l’ai appelé directement après avoir lu son message.

Il était dans son tacot, entre deux courses, enjoué.

— Salut, Fred, ça se passe bien, tes vacances ?

Il devait détenir une info de premier plan pour se permettre une telle légèreté.

— Je m’éclate. Je me suis fait un nouveau copain, un boute-en-train grave. C’est quoi, ta nouvelle importante ?

— Celui que tu appelles Lexus s’appelle Marc Lekieffre.

Je le sentais triomphant.

— Comment as-tu fait ?

— J’ai été convoqué chez un notaire, à Bruxelles. Mon père a rédigé un testament, en janvier. Preuve qu’il avait la trouille.

Il a marqué une pause pour actionner le klaxon.

— Et la priorité à droite, enfoiré, c’est pour les chiens ?

Après avoir martyrisé la boîte de vitesses, il a repris.

— En deux mots, j’hérite de tout mais, vu ses dettes, il ne me restera pas grand-chose, autant dire rien. L’idée m’est venue d’un coup. J’ai raconté que mon père s’était lié d’amitié avec un Français au Venezuela, que j’aurais aimé lui léguer une bricole, mais qu’il me manquait ses coordonnées. J’ai expliqué qu’il s’appelait Marc et qu’il était le chauffeur du consul de France à Caracas en 2009 ou 2010.

— Bien joué, Raf ! Il a lancé une recherche ?

Il exulte.

— Fissa. Il n’a pas perdu de temps. J’ai eu le résultat hier après-midi. Marc Lekieffre. J’ai même un scan de son badge, avec sa tronche. Dernier domicile connu, Paris, mais il n’y habite plus. Disparu sans laisser d’adresse.

— Lekieffre, c’est mieux que Dupond pour retrouver sa trace.

— Sans doute. Je t’envoie le doc dans une heure. C’était cool dimanche. Tu remets ça bientôt ?

— Je te préviendrai. J’ai d’autres trucs en stock. Rien à voir, c’est toi qui as tué ses poissons ?

— Ben non, pourquoi ? Qu’est-ce que j’en ai à cirer de ses lézards ?

Je m’assieds sur le socle de la statue du duc de Richelieu et embrasse la vue. En contrebas, le port, le yacht-club et la mer Noire. Je fais quelques prises avec mon iPhone.

Camille adorait les escaliers roulants.

Dès qu’elle en apercevait, elle s’y précipitait. Cela faisait partie de nos rituels. Plus ils étaient longs, plus on jubilait. Je me plaçais sur la marche inférieure pour que nos visages soient proches. Si la voie était libre, on se bécotait comme des collégiens. Si elle craignait une rencontre, on s’adressait des microgrimaces. Elle haussait un sourcil, j’écarquillais les yeux, elle louchait, je tordais un coin de ma bouche.

Parfois, notre complicité n’était que tactile. Elle enfonçait un doigt dans mon ventre, je la pinçais en retour. Le jeu consistait à rester impassible.

J’écrase ma cigarette, je me relève et reprends le chemin de l’hôtel.

Le soleil commence à chauffer. Je m’installe dans la cour intérieure. Arbres séculaires, fontaine rococo et portrait d’un inconnu, moustache tombante et chapeau à plumes, le même que sur certains billets de banque.

À cette heure, je suis le seul client. Je pose la photo du badge de Lekieffre sur la table. Blond, la petite quarantaine. Je n’ai que son visage, mais je l’imagine grand et costaud.

Quel rôle joue-t-il dans cette affaire ?

6 heures.

Un serveur surgit. Thé ou café ? Café.

J’allume une clope. Il me reste deux heures à tirer.

Je parcours les photos de l’escalier. J’en sélectionne une et l’envoie à Camille.

Illusion d’optique. D’en haut, on ne voit que les paliers, d’en bas, que les marches, pourtant je ne vois que toi.

Je suis débile. Je me rends ridicule, mais je n’ai plus rien à perdre.

À 7 h 45, Tadeusz fait son apparition.

Même tête de déterré, même chemise à carreaux qu’hier. Il a troqué son futal contre un bermuda. Il traîne les pieds et porte des chaussettes blanches dans ses sandales en caoutchouc.

— Bonjour, Tadeusz, vous avez bien dormi ?

Il grommelle, s’affale sur une chaise et se perd dans la contemplation des troncs d’arbres.

Une longue journée de rigolade en perspective.

— À quelle heure a lieu notre premier rendez-vous ?

— Neuf heures, c’est en dehors de la ville.

— D’accord. Et le suivant ?

— Cet après-midi.

— C’est tout pour aujourd’hui ? Seulement deux rendez-vous ? Et demain ?

Il hausse les épaules.

— Demain, rien.

Je rêve.