J’ai fait trois heures de vol et cinq heures de bagnole avec ce débris pour rencontrer deux personnes ? Deux clampins qui auront vraisemblablement un discours différent.
Il se fout de moi. Je meurs d’envie de l’empoigner, de le secouer, de lui allonger quelques gifles. Son premier témoin va me dire que ce sont les pro-Russes qui ont commencé, le deuxième que ce n’est même pas vrai, que les pro-Ukrainiens sont responsables.
L’arrivée d’un message m’empêche d’exploser.
Camille.
Mon cœur bondit. J’ouvre la photo jointe. Au premier plan, son index. Il indique une valise posée au sol.
Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt.
Un rébus dont elle a le secret. Je lui ai tendu un fil invisible et elle l’a saisi. Un rien suffit à le rompre, mais nous sommes à nouveau reliés l’un à l’autre.
J’en grille une pour garder mon calme.
— Dites-moi, Tadeusz, en quoi les personnes que nous allons rencontrer sont-elles plus fiables que les centaines de déclarations contradictoires que j’ai piochées sur Internet ?
Il agite sa main pour balayer la fumée.
— Sur Internet et dans la presse, ce sont des victimes ou des gens qui étaient sur place qui ont donné leur version des faits.
Sans blague ?
— En effet, Tadeusz, c’est ce qu’on appelle un témoin. Qu’est-ce que les vôtres ont de particulier ?
Il ne se laisse pas démonter.
— Ce matin, vous allez connaître le point de vue des tueurs.
33. Virage à droite
L’interminable ligne droite se perd à l’horizon.
— Où allons-nous, Tadeusz ?
— À la frontière moldave.
La Vitara cahote sur la route cabossée. Un maquis d’arbustes desséchés borde la chaussée. Pas âme qui vive. Ni panneau publicitaire ni champs de blé. Au mieux, à l’approche d’un hameau, un chien errant ou une femme qui pousse un chariot rempli de pommes de terre.
Disneyland.
Une pompe à essence apparaît sur notre gauche, au sommet d’une côte. Fait insolite, elle est flambant neuve et semble avoir été implantée durant la nuit.
Tadeusz se redresse sur son siège.
— C’est là.
Malgré la circulation inexistante, il actionne son clignotant et s’engage au ralenti dans l’allée. Une vieille Fiat est garée sous le portique de la station. Assis sur le capot, deux types surveillent notre arrivée, l’air méfiant.
Tadeusz coupe le moteur.
— Je vais leur parler.
Il sort de la voiture, remet sa chemise dans son bermuda et s’approche des deux gars. Ils doivent être frères, même gueule cassée, nez aplati et front buté.
Tadeusz entame les pourparlers. Ils répondent tour à tour en gesticulant. À intervalles réguliers, ils m’indiquent du menton et lancent leurs battoirs dans ma direction.
J’en profite pour allumer une cigarette en prenant soin de cracher la fumée à l’extérieur.
Après une dizaine de minutes, Tadeusz revient vers la Suzuki et passe sa tête dans l’habitacle.
— Il veut 500 000 hryvnias.
— Il veut ? De qui parlez-vous ?
— Andrei, leur frère, il est d’accord pour vous dire ce qui s’est passé contre 500 000 hryvnias.
— 500 000 hryvnias ? Ça représente combien en euros ?
Il lève les yeux au ciel, effectue un rapide calcul.
— Autour des 20 000.
Je tapote ma poche.
— C’est idiot, je n’ai pas de monnaie.
Ça ne le fait pas rire.
— Je pense qu’il y a moyen de négocier. L’année passée, il a contacté plusieurs journaux pour essayer de vendre son histoire. À l’époque, il demandait la moitié.
— Dans ce cas, je n’ai qu’à lire l’article.
Il secoue la tête.
— Personne n’a voulu payer.
— Parce qu’il raconte des salades ?
Il semble embarrassé.
— C’est une grosse somme. En plus, je ne crois pas que les quotidiens ukrainiens avaient envie de revenir sur le sujet.
J’explose.
— Putain, Tadeusz, vous me dites ça maintenant ? Comment je le trouve, ce fric ?
Il écarte les bras.
— Je ne sais pas, moi. Téléphonez à Christophe.
Je bondis hors de la bagnole, furibard.
— Bonne idée, je vais l’appeler. Bonjour, Christophe, c’est Fred. Je suis chez les Moldaves, j’ai besoin de 20 000 balles pour arroser quelques indics. Tu peux m’envoyer ça fissa. Merci, Coco, à plus.
Il ne bronche pas.
Les frères Dalton non plus.
— OK, j’ai compris.
Je prends mon portable et m’éloigne de quelques mètres. Par chance, Christophe n’est pas coincé dans une réunion. Je zappe les épisodes précédents et lui explique l’embrouille.
Il rugit.
— Tu rigoles, Fred ? Tu ne bosses pas chez Paris Match ou au Washington Post. Nous n’avons pas de caisse pleine de pognon pour acheter des scoops.
— Je m’en doute. Je laisse tomber ?
Il pousse un soupir d’exaspération.
— Je te rappelle.
Je descends jusqu’à la route, allume une clope. Le soleil cogne dans mon dos. Les autres m’épient. Le pompiste est sorti de sa cahute et observe le manège. Un fiasco. Je vais rentrer bredouille.
J’allume une deuxième cigarette avec le mégot de la première. Une troisième avec le mégot de la précédente.
Mon téléphone grésille.
— 5 000 euros, maximum. Que Tadeusz se porte garant. On lui enverra le fric sur son compte. Bonne chance, Fred.
Il raccroche avant de me laisser le temps de réagir.
Je fais signe à Tadeusz d’approcher. Ses tongs raclent le sol.
— Proposez-leur 100 000 nianias, pas un rond de plus. S’ils ne sont pas d’accord, on rentre.
Il grimace.
— Bon, je vais essayer, mais je ne pense pas que ça va marcher.
— À prendre ou à laisser.
Vaincu, il remonte l’allée et se rend auprès des sbires.
Les types s’égosillent, lui gueulent dessus, agitent les poings. Pour toute réponse, il hausse les épaules en signe d’impuissance. Ils vont le lyncher et me décapiter dans la foulée.
Le show dure un quart d’heure.
Tadeusz se repointe, dégoulinant.
— C’est bon. Remontez dans la voiture, on va les suivre.
Nous prenons la Fiat en filature et parcourons quelques kilomètres en direction d’Odessa.
À un croisement, ils tournent à droite et s’arrêtent devant une petite baraque en béton recouverte de tôle ondulée. Une dizaine de scooters en décomposition sont alignés sous un auvent.
Celui qui doit être Andrei est assis à l’ombre d’un arbre, sur une chaise en plastique. Même profil que les autres, une trentaine de kilos supplémentaires. Il doit être lutteur de foire à ses heures perdues. Ses frangins viennent le trouver et parlementent avec lui. À sa tête, il ne semble pas ravi du résultat qu’ils ramènent.
D’un geste nerveux, il nous invite à les rejoindre.
Nous sortons de la bagnole et prenons place autour de la table. Andrei me dévisage avec animosité. Il a le mérite d’afficher ses convictions. Il s’est fait tatouer une croix gammée dans le cou.
Après quelques secondes, il s’adresse à Tadeusz. La tête penchée, les mains sur les genoux, ce dernier l’écoute avec respect.
Il attend la fin de la tirade d’Andrei et murmure entre ses dents.
— Il dit que si vous ne lui donnez qu’une partie de l’argent, il ne vous donnera qu’une partie des informations.
Je repense au sumo électrique, j’en ai terrassé un plus costaud que lui. J’esquisse un sourire pour lui montrer qu’il ne m’impressionne pas.
— Répondez-lui que je ne suis pas venu de Bruxelles pour jouer les marchands de tapis. Avec ce fric, il peut ouvrir une multinationale du deux-roues. En passant, dites-lui que je n’aime pas sa gueule.
Tadeusz écarquille les yeux d’effroi et traduit mes propos en langage diplomatique.
Le nazillon me jauge et se met à parler d’un ton grave. De temps à autre, il marque une pause pour permettre à Tadeusz de me retracer l’historique.
Le 2 mai 2014, il a reçu un coup de fil. On lui demandait de venir à Odessa pour exécuter un travail. Des provocateurs pro-russes avaient installé un campement devant la Maison des syndicats. Ils étaient quelques centaines. La mission était de les déloger et de leur faire plier bagage.
J’interromps.
— Qui est le on qui lui a téléphoné ?
Tadeusz fait l’aller-retour.
— Il ne sait pas.
Il sait, mais la question vaut une rallonge de 50 000.
— Ensuite ?
Le récit reprend, relayé par mon interprète.
Il est arrivé en ville en fin de matinée. Le rendez-vous était fixé à l’arrière d’un immeuble, près de la place Sobornaya. Ils étaient une bonne trentaine. Quelqu’un leur a donné les directives.
Andrei s’arrête de parler, hésite.
Je retiens ma respiration.
Il hoche la tête, lâche le morceau.
On leur a distribué des bâtons, des couteaux et des chaînes puis on les a conduits à la Maison des syndicats. Un homme les a fait entrer par l’arrière du bâtiment. Ils se sont cachés dans les sous-sols et aux étages supérieurs.
Il baisse les yeux, contemple ses pompes, continue.
En début d’après-midi, un groupe de professionnels les a rejoints. L’un d’eux parlait ukrainien, les autres étaient étrangers. Le chef d’équipe leur a expliqué ce qu’on attendait d’eux. Un assaut allait être lancé contre les manifestants pro-russes sur l’esplanade. Leur seule issue serait de se réfugier dans la bâtisse. Une fois à l’intérieur, on fermerait les portes. Ils étaient chargés de leur « donner une leçon ».
Il laisse passer un instant, baragouine quelques mots.
Tadeusz baisse le ton.
— Il dit qu’il ne savait pas que ça allait dégénérer. Il n’a rien pu faire.
Comme tous les tortionnaires, il va nous raconter qu’il n’est pas responsable, qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres. Pour peu, il se poserait en martyr. Le fait qu’il cherche à monnayer ses exploits décuple le dégoût qu’il m’inspire.
Je ne compte pas en rester là.
— Demandez-lui ce qui s’est passé après.
Bref flottement.
Reprise.
Certains pro-Russes étaient armés. Un échange de tirs a eu lieu. L’un des étrangers en a abattu un, puis un autre. Une folie meurtrière s’est emparée d’eux. Ils ont perdu le contrôle de la situation. Les provocateurs se sont fait massacrer. Hommes, femmes, enfants. Il n’est pas fier de ce qui est arrivé, mais c’est arrivé.
Un silence écrasant ponctue son aveu.
Je reste muet, la nuque crispée. La réjouissante perspective de ramener un scoop est loin, supplantée par l’horreur. La photo de Natasha apparaît.
Hommes, femmes, enfants.
« Une folie meurtrière. »
Ces mots alimentent les dépêches que je reçois tous les jours.
« L’homme était courtois, poli, réservé. Il a basculé dans la folie meurtrière et a massacré toute sa famille. » « Folie meurtrière à Marseille, un adolescent viole et tue une femme de quatre-vingt-huit ans. » « Folie meurtrière à Saint-Quentin-Fallavier, un homme décapité. » « Folie meurtrière au Rwanda, un million de morts. » « Folie meurtrière en Syrie, en Afghanistan, au Nigeria, en Irak, dans le Connecticut. »
En tout homme sommeille un barbare qui attend son heure. Les morts d’Odessa ne sont pas les victimes collatérales d’une manifestation qui a mal tourné, ni d’un malheureux concours de circonstances ou d’une montée de violence incontrôlée. Tout a été préparé, planifié, organisé. Des pros ont encadré l’action. Les flics sont restés à l’écart, les pompiers ont mis un temps fou avant de se pointer.
Tadeusz me tire de la torpeur.
Il est blême.
— Si vous ne le payez pas ou si vous citez son nom, je suis mort.
— Rassurez-le. Il aura son fric. Je tairai son nom, ainsi que le lieu et la date de cette rencontre.
Je sors la photo de Bernier, la pose sur la table.
— Demandez-lui si cet homme faisait partie des mercenaires.
Conciliabule.
— Il n’a pas dit que c’étaient des mercenaires.
Une manière de botter en touche.
Je déplie celle de Lekieffre.
— Et celui-ci ?
J’observe Andrei pendant qu’il jette un coup d’œil au papier. Il plisse les lèvres, fronce les sourcils. Il ferait un piètre joueur de poker.
Tadeusz confirme son mensonge.
— Il ne sait pas.
Je me lève, la rage au ventre.
Bluff pour bluff.
— Dites-lui que les types sur ces photos sont morts. Le chef des mercenaires, celui avec une cicatrice sur la joue gauche aussi. Le mois dernier, il s’est fait émasculer avant d’être aspergé d’essence et immolé. Les meurtres ont été revendiqués par un groupuscule d’extrémistes pro-russes.
Fais de beaux rêves, Adolf.