Выбрать главу

Il attend la fin de la tirade d’Andrei et murmure entre ses dents.

— Il dit que si vous ne lui donnez qu’une partie de l’argent, il ne vous donnera qu’une partie des informations.

Je repense au sumo électrique, j’en ai terrassé un plus costaud que lui. J’esquisse un sourire pour lui montrer qu’il ne m’impressionne pas.

— Répondez-lui que je ne suis pas venu de Bruxelles pour jouer les marchands de tapis. Avec ce fric, il peut ouvrir une multinationale du deux-roues. En passant, dites-lui que je n’aime pas sa gueule.

Tadeusz écarquille les yeux d’effroi et traduit mes propos en langage diplomatique.

Le nazillon me jauge et se met à parler d’un ton grave. De temps à autre, il marque une pause pour permettre à Tadeusz de me retracer l’historique.

Le 2 mai 2014, il a reçu un coup de fil. On lui demandait de venir à Odessa pour exécuter un travail. Des provocateurs pro-russes avaient installé un campement devant la Maison des syndicats. Ils étaient quelques centaines. La mission était de les déloger et de leur faire plier bagage.

J’interromps.

— Qui est le on qui lui a téléphoné ?

Tadeusz fait l’aller-retour.

— Il ne sait pas.

Il sait, mais la question vaut une rallonge de 50 000.

— Ensuite ?

Le récit reprend, relayé par mon interprète.

Il est arrivé en ville en fin de matinée. Le rendez-vous était fixé à l’arrière d’un immeuble, près de la place Sobornaya. Ils étaient une bonne trentaine. Quelqu’un leur a donné les directives.

Andrei s’arrête de parler, hésite.

Je retiens ma respiration.

Il hoche la tête, lâche le morceau.

On leur a distribué des bâtons, des couteaux et des chaînes puis on les a conduits à la Maison des syndicats. Un homme les a fait entrer par l’arrière du bâtiment. Ils se sont cachés dans les sous-sols et aux étages supérieurs.

Il baisse les yeux, contemple ses pompes, continue.

En début d’après-midi, un groupe de professionnels les a rejoints. L’un d’eux parlait ukrainien, les autres étaient étrangers. Le chef d’équipe leur a expliqué ce qu’on attendait d’eux. Un assaut allait être lancé contre les manifestants pro-russes sur l’esplanade. Leur seule issue serait de se réfugier dans la bâtisse. Une fois à l’intérieur, on fermerait les portes. Ils étaient chargés de leur « donner une leçon ».

Il laisse passer un instant, baragouine quelques mots.

Tadeusz baisse le ton.

— Il dit qu’il ne savait pas que ça allait dégénérer. Il n’a rien pu faire.

Comme tous les tortionnaires, il va nous raconter qu’il n’est pas responsable, qu’il n’a fait qu’obéir aux ordres. Pour peu, il se poserait en martyr. Le fait qu’il cherche à monnayer ses exploits décuple le dégoût qu’il m’inspire.

Je ne compte pas en rester là.

— Demandez-lui ce qui s’est passé après.

Bref flottement.

Reprise.

Certains pro-Russes étaient armés. Un échange de tirs a eu lieu. L’un des étrangers en a abattu un, puis un autre. Une folie meurtrière s’est emparée d’eux. Ils ont perdu le contrôle de la situation. Les provocateurs se sont fait massacrer. Hommes, femmes, enfants. Il n’est pas fier de ce qui est arrivé, mais c’est arrivé.

Un silence écrasant ponctue son aveu.

Je reste muet, la nuque crispée. La réjouissante perspective de ramener un scoop est loin, supplantée par l’horreur. La photo de Natasha apparaît.

Hommes, femmes, enfants.

« Une folie meurtrière. »

Ces mots alimentent les dépêches que je reçois tous les jours.

« L’homme était courtois, poli, réservé. Il a basculé dans la folie meurtrière et a massacré toute sa famille. » « Folie meurtrière à Marseille, un adolescent viole et tue une femme de quatre-vingt-huit ans. » « Folie meurtrière à Saint-Quentin-Fallavier, un homme décapité. » « Folie meurtrière au Rwanda, un million de morts. » « Folie meurtrière en Syrie, en Afghanistan, au Nigeria, en Irak, dans le Connecticut. »

En tout homme sommeille un barbare qui attend son heure. Les morts d’Odessa ne sont pas les victimes collatérales d’une manifestation qui a mal tourné, ni d’un malheureux concours de circonstances ou d’une montée de violence incontrôlée. Tout a été préparé, planifié, organisé. Des pros ont encadré l’action. Les flics sont restés à l’écart, les pompiers ont mis un temps fou avant de se pointer.

Tadeusz me tire de la torpeur.

Il est blême.

— Si vous ne le payez pas ou si vous citez son nom, je suis mort.

— Rassurez-le. Il aura son fric. Je tairai son nom, ainsi que le lieu et la date de cette rencontre.

Je sors la photo de Bernier, la pose sur la table.

— Demandez-lui si cet homme faisait partie des mercenaires.

Conciliabule.

— Il n’a pas dit que c’étaient des mercenaires.

Une manière de botter en touche.

Je déplie celle de Lekieffre.

— Et celui-ci ?

J’observe Andrei pendant qu’il jette un coup d’œil au papier. Il plisse les lèvres, fronce les sourcils. Il ferait un piètre joueur de poker.

Tadeusz confirme son mensonge.

— Il ne sait pas.

Je me lève, la rage au ventre.

Bluff pour bluff.

— Dites-lui que les types sur ces photos sont morts. Le chef des mercenaires, celui avec une cicatrice sur la joue gauche aussi. Le mois dernier, il s’est fait émasculer avant d’être aspergé d’essence et immolé. Les meurtres ont été revendiqués par un groupuscule d’extrémistes pro-russes.

Fais de beaux rêves, Adolf.

34. Basé sur des faits réels

— Là.

Tadeusz colle son doigt sur l’écran.

J’appuie sur pause, effectue un zoom.

— Vous avez raison, ça pourrait être lui.

Une fois de plus, j’ai dû lui tirer les vers du nez. Après avoir quitté les pieds nickelés, il s’est emmuré dans le silence, visage fermé, mains cramponnées au volant.

Il n’a pas aimé la manière avec laquelle j’ai géré la situation. Si j’avais adopté la sienne, nous serions encore occupés à frayer avec l’extrême droite ukrainienne.

À l’entrée d’Odessa, il a daigné desserrer les dents.

— Vous ne m’avez pas envoyé cette photo.

— Laquelle ?

— Celle du deuxième homme.

— Je l’ai reçue hier soir.

— Vous avez un ordinateur ?

— Bien sûr. Pourquoi ?

— Vous verrez.

Il a accepté de m’en dire plus quand nous sommes arrivés à l’hôtel.

De nombreuses vidéos ont été réalisées durant la journée du 2 mai 2014, la plupart de piètre qualité, souvent de courtes séquences captées à l’aide d’un smartphone. Certaines ont circulé sur le Net par la suite. Au moment des faits, il en a visionné des dizaines sans parvenir à démêler l’imbroglio. En début de semaine, il s’en est repassé quelques-unes pour préparer ma venue.

L’un des vidéastes amateurs a filmé deux individus sur le toit du bâtiment, peu avant l’assaut. Un des types semble brandir un flingue. La scène ne dure que quelques secondes. L’image est floue, instable. On ne peut jurer de rien, mais l’homme ressemble à Marc Lekieffre. Reste à confirmer l’hypothèse, ainsi que la présence de Bernier, ce que la tête de faux cul d’Andrei laissait supposer.