— On a bien avancé, Tadeusz, bravo.
Le compliment ricoche sur sa chemise à carreaux.
Il consulte sa montre.
— On y va ?
Retour dans son tacot.
Il emprunte une avenue sur laquelle slaloment des bus jaune citron. De part et d’autre, des arbres fourchus ploient sous le poids des branches et menacent de s’abattre sur la chaussée.
Arrivé à la gare, il prend à gauche. Après une centaine de mètres, il s’engage dans un parking et s’acquitte du montant auprès du gardien. Nous sortons de la Suzuki et parcourons une large allée piétonnière bordée de sapins avant de déboucher sur une vaste esplanade. Un drapeau aux couleurs de l’Ukraine flotte au milieu d’un mât.
La Maison des syndicats se dresse devant nous, un bloc massif de cinq étages d’inspiration stalinienne. Au centre de l’édifice, un fronton supporté par d’imposantes colonnes lui donne une fausse apparence de temple grec. Le bâtiment semble abandonné. Une palissade de bois peinte en jaune et bleu en interdit l’accès. Bon nombre de fenêtres sont occultées. Quelques traces de l’incendie subsistent sur la façade.
Le parvis est désert. Seul un type de taille moyenne, la trentaine, l’air d’un savant fou, poireaute en plein cagnard. Une épaisse tignasse noire le grandit d’une dizaine de centimètres.
Tadeusz part à sa rencontre.
Ils se serrent la main, échangent quelques mots. Les civilités terminées, l’homme s’approche de moi et m’adresse la parole en français.
— Je m’appelle Iouri Chevchenko, je suis le mari de Natasha Sczepanski.
Frissons d’excitation. Après les tueurs du matin, un autre témoin-clé. Tadeusz a fait du bon boulot.
— Je vous remercie d’être venu, monsieur Chevchenko.
Il pointe le bâtiment.
— Ma femme a été assassinée dans cet enfer.
— J’ai appris cela. Je suis désolé.
Il passe une main dans ses cheveux. Ses yeux s’humidifient.
Son deuil n’est pas encore achevé. Il va se le coltiner jusqu’à la fin de ses jours.
— Tadeusz me dit que vous êtes journaliste et que vous voulez savoir ce qui s’est passé le 2 mai.
— C’est la raison de ma présence à Odessa.
Il acquiesce.
— Marchons un peu.
Il se dirige d’un pas lent vers la palissade.
— Natasha travaillait à l’hôpital régional. Elle était en congé ce 2 mai. Une de ses collègues l’a appelée pour lui dire que des affrontements avaient lieu au centre-ville et que de nombreuses personnes étaient blessées. Comme nous n’habitions pas loin, elle a pris sa trousse pour aller donner un coup de main. J’ai voulu l’en empêcher. Ce n’était pas prudent dans son état. Elle était enceinte.
D’un geste nerveux, il ébouriffe sa chevelure.
— J’aurais dû l’accompagner.
Tadeusz et moi gardons le silence.
Il se dirige vers la droite de l’édifice.
— Elle m’a téléphoné une heure plus tard. Elle était hystérique, sa voix était méconnaissable. Elle qui était toujours calme. Elle soignait un blessé sur l’esplanade au moment de l’attaque et avait dû se réfugier dans le bâtiment. Elle s’était cachée dans une pièce du troisième étage avec d’autres personnes. Elle avait vu des gens se faire massacrer à coups de hache et de machette. Dans le téléphone, j’entendais des cris, des explosions, je devenais fou. Je lui ai demandé dans quelle pièce elle se trouvait et j’ai dit que je venais la chercher.
Il marque un temps d’arrêt, secoue la tête.
Il revit ce jour maudit.
— Quand je suis arrivé, c’était la fin du monde. Des gens affolés couraient partout, le visage en sang. Des tentes brûlaient. Des crapules lançaient des cocktails Molotov contre la façade. Le rez-de-chaussée était en flammes. Des personnes essayaient de s’échapper par les fenêtres. J’ai vu une femme sauter du troisième et s’écraser au sol. C’était horrible. J’ai essayé de joindre Natasha, mais elle ne répondait plus.
Un groupe de touristes fait irruption sur la place, appareils photo en bandoulière, cannettes de soda à la main. Ils échangent des plaisanteries, soufflent à cause de la chaleur.
Iouri modifie la trajectoire pour les éviter.
— Venez.
Nous longeons le côté de l’immeuble.
— Je tremblais de peur et de colère. Je pensais à elle, à notre enfant. Il fallait que j’aille la chercher. J’ai fait le tour. Des policiers étaient rassemblés derrière la Maison.
Tadeusz tombe des nues.
Il l’interrompt.
— Excusez-moi, Iouri. Vous dites que des policiers étaient à l’arrière du bâtiment ? Vous êtes certain que c’étaient des policiers ?
Il opine.
— Une cinquantaine, en tenue de combat, casqués, équipés de gilets pare-balles, armés de matraques et de boucliers.
— Que faisaient-ils ?
— Ils avaient l’air d’attendre. Ils discutaient avec une bande de pro-ukrainiens qui voulaient ouvrir la grille pour entrer par l’arrière. Je les ai suppliés de me laisser entrer, mais ils m’ont repoussé. J’ai profité de la confusion pour escalader le mur. Je suis arrivé sur un parking. Un gardien marchait avec son chien de l’autre côté de la cour. Je me suis dirigé vers le bâtiment en me cachant derrière les arbres. Un homme se tenait devant la porte. Il m’a repéré. Il a sorti une arme et m’a menacé. Je lui ai dit que ma femme était à l’intérieur et qu’elle n’avait rien à voir avec tout ça. Il ne comprenait pas l’ukrainien. J’ai répété en anglais, puis en français. Il m’a demandé de ne pas approcher et m’a prévenu qu’il allait tirer. Je n’avais pas peur de mourir. La vie de ma femme et de mon enfant importait plus que la mienne. J’ai levé les bras et j’ai continué d’avancer. Quand je suis arrivé près de lui, je me suis mis à genoux et j’ai sorti une photo de Natasha. Il ne savait pas quoi faire. Il semblait dépassé par les événements.
Je transpire à grosses gouttes, mais la température n’y est pour rien.
— Après un moment, il a rangé son arme. Je lui ai expliqué que des pauvres gens étaient en train de se faire massacrer, que ma femme était médecin, qu’elle attendait un enfant, qu’elle se cachait au troisième étage.
Tadeusz est exsangue.
— Il parlait anglais ou français ?
— Français. Il a pris la photo de Natasha et m’a demandé de rester là. Il m’a dit qu’il allait essayer de la trouver et est entré. Après quelques minutes, j’ai entendu une cavalcade dans les escaliers et une dizaine de personnes sont sorties, mais Natasha n’était pas parmi elles. Quand les manifestants ont vu ce qui se passait, ils se sont rués et ont forcé les grilles. Les policiers les ont laissés faire. Les salopards ont couru à la rencontre des gens qui fuyaient et ont commencé à les tabasser. Ils ont d’abord cru que j’en faisais partie et m’ont roué de coups. Ils m’auraient lynché si un de mes élèves ne m’avait pas reconnu. Je suis professeur à l’université Mechnikov.
Nous arrivons de l’autre côté de l’édifice. Le mur d’enceinte mesure plus de deux mètres, les grilles sont fermées, attachées par une chaîne munie d’un lourd cadenas.
Iouri s’arrête le long de l’allée, prend un mouchoir, s’éponge le front.
— Ils m’ont amené ici. J’avais perdu connaissance. Personne ne s’est occupé de moi. Plus tard, on m’a transporté à l’hôpital juif. Le carnage a duré jusque tard dans la nuit. À 6 heures du matin, j’ai appris que Natasha et mon enfant avaient été tués.
Il se retourne, s’éloigne de quelques pas.