Je le laisse se remettre de ses émotions.
— Je suis navré, Iouri. Si vous le permettez, j’aimerais vous montrer quelque chose.
Je sors la photo de Bernier.
— Vous reconnaissez cet homme ?
Il écarquille les yeux.
— Oui, c’était lui. Francis, il s’appelait Francis.
Recroquevillée sous la table, elle se boucha les oreilles pour échapper aux cris d’épouvante qui résonnaient dans le bâtiment, colportant la folie d’un impitoyable carnage.
Elle perçut un violent craquement, et la porte s’ouvrit à toute volée. Trois individus firent irruption dans la pièce. L’un d’eux vociférait. L’une des femmes poussa un hurlement qui s’étrangla dans le fracas d’une détonation.
Au bord de la syncope, elle assista impuissante à une boucherie sans nom.
Au moment où ils s’apprêtaient à sortir, l’un des hommes la repéra et la mit en joue.
JEUDI 2 JUILLET 2015
35. Haute voltige
Point final.
D’habitude, je ponds un article en deux ou trois minutes. Une fois en ligne, je complète si nécessaire ou je corrige les éventuelles coquilles. Il m’arrive de changer des trucs en fonction de l’arrivée de nouvelles dépêches.
Cette fois, ma matinée y est passée. Trois heures sans sortir de ma chambre, à peaufiner, choisir le bon verbe, l’adjectif le mieux adapté, la tournure de phrase la plus fluide. La moitié de mon paquet est partie en fumée.
J’ai relaté les faits, rien que les faits, sans interprétation. En ce qui concerne les témoignages, j’ai respecté les précautions d’usage.
« Selon. D’après. Aux dires de. »
Iouri a accepté d’être cité. J’ai ajouté une photo de lui, une autre de la Maison des syndicats. Pour le reste, je taperai dans les archives.
Le texte compte près de 10 000 signes. Je devrai resserrer. Quitte à passer en feuilletonage. Tout dépendra de l’accueil que Christophe lui réservera.
Reste à trouver le titre. Il pose parfois plus de problèmes que le contenu. Il doit être accrocheur sans verser dans le sensationnalisme ou le sordide. Au Soir, en tout cas. D’autres canards en font leur fonds de commerce. Certains tentent un jeu de mots, mais les traits d’humour ne sont pas toujours bien perçus par les lecteurs, surtout si l’article concerne un drame.
Je choisis la sobriété, l’équipe d’édition validera.
« Le massacre d’Odessa était planifié. »
Christophe a été clair, seuls les événements du 2 mai 2014 l’intéressent. Il se fout de l’affaire Bernier.
Ce qui ne m’empêche pas d’avancer des hypothèses.
Si Lexus et Lekieffre ne font qu’un, ce qui semble se confirmer, on le retrouve avec Régis Bernier à trois moments : en 2010, lorsqu’ils ont fait connaissance au Venezuela, à Odessa en mai 2014 et à Bouillon, en juin de cette année.
Si je me fie à mon intuition, Bernier n’était pas un tueur. Un gros bras, sans doute, un assassin, certainement pas. Son malaise lors de la tentative de rapt des enfants della Faille le laisse à penser. Le fait que Iouri le sente dépassé par la situation et la réaction qu’il a eue en partant à la recherche de Natasha confortent cette impression.
Que Régis soit devenu Francis ne m’embarrasse pas.
Je présume que les mercenaires ne déclinent pas leur véritable identité au premier venu. La Légion étrangère obligeait les recrues à adopter un autre état civil à l’engagement. En moins de deux, les gars changeaient de nom et de nationalité en toute légalité. De plus, Iouri m’a confirmé que la photo de Natasha trouvée chez Bernier était bien celle qu’il lui avait remise.
Que faisait Bernier dans cet enfer ? Était-il au courant de ce qui se tramait ? Qu’a-t-il fait après être entré dans le bâtiment ? A-t-il assisté au massacre ? Mon pote à la cicatrice faisait-il partie de l’équipe qui a encadré les tueurs ? Bernier a-t-il voulu le dénoncer, ce qui expliquerait la menace trouvée sur son passeport ?
Un tas de questions restent ouvertes.
Le téléphone préhistorique qui trône sur ma table de nuit se met à grelotter. La préposée m’informe que M. Tadeusz m’attend à la réception.
— Dites-lui que j’arrive dans cinq minutes.
Après quelques transactions, je suis parvenu à dégotter une place sur le vol de demain matin. Tadeusz me déposera à Kiev où je logerai cette nuit. Cinq heures de déconnade m’attendent.
J’ouvre en grand les fenêtres pour aérer la tabagie et fais un dernier tour sur ma messagerie avant d’éteindre mon ordi. Une vingtaine de mails tombent dans ma boîte de réception. Parmi eux, un nom familier.
Mon cœur joue de la deep house.
Camille.
Ça, tu le fais ?
J’ouvre la pièce jointe.
La photo est prise en vue plongeante. Elle est moulée dans une robe de soirée et porte des talons hauts. Un long balancier entre les mains, elle marche en équilibre sur un câble tendu entre les tours jumelles du WTC. Sous elle, un vide de quatre cents mètres. Tout en bas, les microscopiques taxis new-yorkais déambulent sur Greenwich Street.
Ce n’est pas le premier montage qu’elle m’envoie. J’en possède quelques-uns d’anthologie. Dans le best of, elle apparaît en bikini sur les genoux du pape, chassant l’ours avec Vladimir Poutine ou recevant l’oscar de la meilleure actrice des mains de Leonardo di Caprio.
Je tape ma réponse à toute vitesse.
Checked. En roller, les yeux bandés. Je rentre demain midi.
Je descends, règle la note et sors de l’hôtel.
Tadeusz est assis dans la voiture, moteur en marche. Il est pressé d’en finir. Nos adieux ont peu de chance d’être déchirants.
J’attends que nous soyons hors de la ville pour lui adresser la parole.
— Merci pour votre aide, Tadeusz.
Il grommelle quelques mots inintelligibles.
Je surenchéris.
— Grâce à vous, je tiens un bon papier. Cette fois, la preuve est faite que cette tuerie était préparée.
Il hausse les épaules.
— Ça, je le sais depuis longtemps.
— Ah bon ? Dans ce cas, pourquoi n’en avez-vous pas parlé dans votre journal ?
Il lève une main, fait tournoyer son alliance autour de son annulaire.
— Je suis marié, j’ai deux enfants.
— Quel rapport ?
Il rétrograde, met son clignotant et se gare sur le bas-côté. Sans un mot, il sort de la bagnole, ouvre le coffre et revient avec un porte-document.
— Tenez.
Il redémarre après s’être assuré qu’aucune poule ne traverse la chaussée.
Je m’empare de la serviette. Elle contient une liasse de photocopies de coupures de presse. Je compulse les papelards. Aucun n’est en français ou en anglais.
— Vous m’expliquez ?
Il jette un regard oblique sur la pile.
— Le premier. Oles Buzina.
Une photo coiffe le texte. Un homme gît sur le sol, la chemise maculée de sang. Des policiers entourent le corps. L’un d’eux est agenouillé et semble remplir un formulaire.
— Qui est-ce ?
— Un journaliste. Il était connu pour ses déclarations acides sur le gouvernement ukrainien. Continuez.