Il insiste.
— Mon père y était ?
— Un témoin l’a reconnu, mais son rôle n’est pas clair.
— Merde !
— Ne t’emballe pas. D’après ce que j’ai appris, il n’a pas participé au carnage.
— Tu dis ça.
Je le sens abattu.
— Qu’est-ce qui se passe, Raf ?
— Je ne dors pas. J’ai mal au bide. En plus, Gwen me tire la gueule. Je ne sais pas ce qu’elle a. Elle pense que je suis sur une autre meuf.
Tombeur comme il est, ça ne m’étonnerait pas.
— C’est comme ça, les nanas. Ça change d’humeur et d’avis tout le temps.
— Elle dit aussi que tu as une mauvaise influence sur moi.
— Ce ne serait pas la première.
— Pourtant, je ne lui ai rien dit, je te promets.
J’abrège avant qu’il me raconte sa vie sentimentale.
— On en parle demain.
Je raccroche et jette un coup d’œil vers le bureau de Christophe. Il est en grande conversation avec Damien, le rédac-chef adjoint. Ce dernier hausse les épaules, lance les bras au ciel. À coup sûr, mon article est au centre du débat.
Je descends fumer une clope pour me calmer.
Camille vient aussitôt me tourmenter. Je ressens l’empreinte de son corps dans le mien. Son parfum emplit mes narines, le souvenir de notre orgasme vibre encore dans mes muscles.
Sa dernière phrase résonne dans ma poitrine comme une menace ou une promesse avortée.
« Je ne sais plus où j’en suis. »
Les nanas, ça change d’humeur et d’avis tout le temps.
Un appel de Jeremy m’arrache à mes pensées. Comme de coutume, il est surexcité. Il me propose la soirée du siècle au Doktor Jack. Gin premium, murge et tétrachiée de meufs assurés. Je lui promets de le rejoindre vers minuit et remonte à la rédaction.
Christophe et Damien m’attendent, l’air préoccupé.
— Allons dans la salle de réunion.
Je leur emboîte le pas, les tripes tenaillées par un mauvais pressentiment. Ils s’asseyent d’un côté de la table, je m’installe en face.
Christophe ouvre le feu.
— Nous ne pouvons pas publier ton article.
Un poulpe glacial se pose sur ma tête, déploie ses tentacules sur mon visage.
Damien embraie, le ton cassant.
— Tes sources ne sont pas fiables. Si ce que tu avances est vrai, ton enquête doit être mieux bétonnée.
— Qu’est-ce que tu reproches à mes témoins ?
— Le premier est une sorte de nazi dont on ne peut pas citer le nom. On lui a donné un coup de fil, on lui demandait, quelqu’un lui a transmis des instructions, un homme les a fait entrer, rien de précis. Rien ne prouve qu’il était sur place. Pire, tu as allongé 5 000 euros pour qu’il te raconte cette histoire. Pour la moitié, je peux te trouver dix guignols qui jureront avoir fait partie des tueurs du Brabant.
— Il a parlé de mercenaires, il en a reconnu deux sur les photos.
Il secoue la tête.
— Non, Fred. Il t’a semblé qu’il reconnaissait ces hommes sur ces photos, c’est différent. Pour ce qui est du type sur le toit, la séquence dure trois secondes. Comment peux-tu garantir que c’est ce Lekieffre, par ailleurs inconnu au bataillon ?
— Tadeusz est catégorique.
Christophe intervient.
— Soyons sérieux, Fred. Ces images sont floues. Même si ce type était mon frère, je n’oserais pas certifier que c’est lui.
Je n’abandonne pas la partie.
— Ce que dit Iouri ne vous va pas non plus ?
Damien reprend le flambeau.
— Ton Iouri n’est pas un témoin objectif. Sa femme a été tuée ce jour-là. Son rapport ne vaut pas grand-chose. Il n’était pas présent dans la Maison. Il a vaguement parlé à quelqu’un.
— Il a parlé à Régis Bernier, il l’a identifié.
— Sur une photo qui date de 2010. En plus, il cite un Francis, pas un Régis. Et le Bernier en question ne peut pas confirmer.
— Pour cause, il a été assassiné le 18 juin.
— Non, il s’est suicidé, la police est formelle.
Ils se foutent de moi.
Je hausse le ton.
— Deux témoins directs qui ne se connaissent pas affirment la même chose. De plus, ils sont dans des camps opposés. Tout a été planifié, organisé. Des mercenaires encadraient les voyous, des flics étaient groupés à l’arrière du bâtiment et n’ont pas bougé le petit doigt. Une centaine de personnes se sont fait massacrer, et on va fermer notre gueule ?
Christophe temporise.
— Tu as fait du bon boulot, Fred, mais tu as encore beaucoup de choses à apprendre. Tu es resté en surface, tu n’apportes pas de preuves tangibles pour dénoncer un complot. Le moindre chroniqueur démolirait ton texte en deux minutes. Pas de faits avérés, pas de noms, pas de documents. Sans compter que nous aurions des comptes à rendre au ministre des Affaires étrangères qui nous suspecterait de vouloir provoquer un incident diplomatique avec l’Ukraine.
— Qu’est-ce qui vous manque ?
— Du solide. On marche sur des œufs. De toute façon, on a assez perdu de temps avec cette affaire.
Je désigne Damien du menton.
— Si tu penses que mon nom n’en impose pas assez, tu n’as qu’à signer l’article.
Il soupire.
— Je ne tiens pas à devenir le Dan Rather belge.
Joli raccourci. Dan Rather était une sommité à la télévision américaine. Quelques semaines avant l’élection présidentielle, il avait fait paraître un reportage démontrant que George Bush avait bénéficié de pistons pour ne pas partir au Vietnam. La presse concurrente lui est tombée dessus, contestant l’authenticité des documents publiés. Il a été grillé à vie.
Je me tais, à court d’arguments.
Christophe se lève.
— Merci, Fred.
Ils ressortent de la salle.
Je reste prostré sur ma chaise.
Je jette un coup d’œil autour de moi. La table, les meubles, l’écran. Je repense à la chambre du Radisson. J’ai une furieuse envie de tout saccager et de leur caler ma démission.
Éloïse passe sa tête par la porte.
— Ça va, Fred ?
— Pas vraiment. Je dois approfondir le sujet.
Elle a compris ce que ça veut dire.
La page est tournée. Tout se déglingue. Mes ambitions professionnelles sont réduites à néant. Je vais retourner derrière mon écran et mettre en ligne les textes des vrais journalistes.
Quand Camille sera partie au bout du monde et m’aura oublié à jamais, je me bourrerai la gueule avec mes copains immatures et culbuterai des filles faciles. De temps en temps, je ferai le con sur le Ring, je passerai sous un train ou me taperai des décharges meurtrières.
Je continuerai à jouer à être toi pour te sentir vivant.
Elle ferma les yeux et joignit les mains dans un geste de prière.
— S’il vous plaît, pitié, j’attends un bébé.
Une voix tonna derrière son bourreau.
— Attends !
Une main se referma sur ses poignets et l’arracha à sa cachette de fortune. Elle se retrouva face à un géant couvert de sang. Une longue balafre lui barrait la joue.
L’homme esquissa un rictus haineux.