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— N’aie pas peur, je vais m’occuper de toi.

SAMEDI 4 JUILLET 2015

38. Delirium

Vanessa se tord le visage en mimant une grimace de douleur.

— Houla !

Je balbutie, la voix rocailleuse.

— Ça se voit tant que ça ?

Nuit d’apocalypse au Doktor Jack.

Le cahier des charges de Jeremy a été respecté. Cracheur de feu et serveuses sur des échasses en prime. J’ai troqué le gin premium pour de la téquila flambée. Je traîne l’une des plus belles gueules de bois de ma vie. Un javelot me transperce les tempes de part en part, une enclume se trimballe dans mon estomac et un bourdonnement sourd me taraude les tympans.

Elle semble affolée.

— Tu es translucide.

— Une dizaine de cafés et je serai nickel.

Elle est seule, mais le reste de la troupe ne va pas tarder.

Le jour était levé quand j’ai quitté la boîte. Que je sois arrivé en vie chez moi tient du miracle, surtout à l’allure à laquelle je suis rentré. Ma nuit de sommeil se résume à trois heures de coma nauséeux.

Je m’affale sur la chaise, allume mon ordi. La feuille de route ondule sur l’écran. J’attends que le sol se stabilise pour la déchiffrer. Rien n’est pire que de devoir affronter l’ouverture les lendemains de veille.

« Premier grand départ en vacances sous la canicule. » « Un vaccin contre le sida expérimenté sur des singes donne des résultats encourageants. » « Tupou VI couronné roi des Tonga. »

Pas d’exclus à l’horizon.

Je zigzague jusqu’à l’ascenseur, descends à la cafétéria et en profite pour prendre un bol de nicotine. Les rayons du soleil me transpercent les rétines. Je respire en gardant les yeux fermés.

Je consulte mon téléphone.

Noyé dans la brume éthylique, j’ai envoyé un message à Camille vers 5 heures du mat. Mes doigts ont ripé sur les touches, le correcteur automatique s’en est mêlé.

Je ne vous pas que yu parles, je ne vois pas pue tu m’obnubiles.

Un désastre, fond et forme.

Ma mère a laissé une tartine sur mon répondeur. Elle aimerait que je vienne leur rendre visite demain midi, si je ne travaille pas, bien sûr, ça fait tellement longtemps, ça lui ferait tellement plaisir, elle ferait une lasagne verde, ou des bucatini, comme je préfère, ciao, Frédéric.

Elle ressemble de plus en plus à une mamma italienne. Si mon père ne s’en était mêlé à ma naissance, je me serais appelé Federico, Massimo ou que sais-je encore.

J’en veux à ma mère de ne pas avoir touché à la chambre de Greg. Elle est telle qu’il l’a laissée en partant, comme s’il allait rentrer de l’école. Un sanctuaire. Rien que de l’approcher me file le cafard.

Je n’y ai mis les pieds qu’une fois, quelques jours après sa mort, pour récupérer son amulette, la pièce d’échecs qu’il prenait toujours avec lui quand il partait en expédition. Un fou blanc en ivoire, acheté pour une croûte de pain au marché aux puces. Ce samedi-là, il ne l’avait pas pris.

Mon père ne dira pas que ça lui ferait tellement plaisir de me voir. Il ne m’a jamais pardonné. Quand il m’adresse la parole, ce qui est rare, il ne me regarde pas dans les yeux, la pire forme d’humiliation. Il contemple la nappe ou fixe un point imaginaire au-dessus de ma tête.

Chaque jour, il s’arrangeait pour me faire sentir le poids de ma faute. Il commençait des phrases, s’interrompait, soupirait. Les plus banales de mes paroles étaient accueillies par un pincement de lèvres ou un dodelinement de tête exaspéré. S’il avait un reproche à me faire, il passait par ma mère.

« Dis-lui de. » « Demande-lui de. » « Explique-lui que. »

Depuis le 27 avril 1996, il n’a plus prononcé mon prénom.

À mes dix-huit ans, il est allé trouver ma mère pour négocier mon départ. Il était prêt à me payer un loyer et mes études, pourvu que je foute le camp. J’ai accepté.

Le jour venu, j’ai préparé mes affaires. Ma mère était partie faire les courses. Elle ne voulait pas assister à ça. Je me suis arrêté sur le pas de la porte pour lui dire au revoir. Il m’a ignoré, le nez dans son Aquamag.

J’ai pété un câble. J’ai posé ma valise et je suis descendu au garage. Je suis remonté avec un marteau, j’ai traversé le salon devant lui et l’ai balancé de toutes mes forces sur son aquarium.

La vitre a explosé. Quatre cents litres d’eau se sont répandus sur le plancher. Ses voiles de Chine et autres bestioles hors de prix se sont mis à frétiller sur le sol, la bouche ouverte. Il s’est levé, s’est dirigé vers moi. Il avait sans doute l’intention de me flanquer une raclée, mais j’avais encore le marteau dans la main. Il s’est ravisé et est parti chercher une bassine pour sauver les rescapés.

Après quoi, nos contacts se sont rafraîchis.

Je fais couler cinq expressos et tombe nez à nez sur Pierre, rasé de frais.

Il écarquille les yeux.

— Aïe !

— C’est bon, je sais.

Loïc et Alfredo sont arrivés, l’équipe du samedi est au complet. Ils ne disent pas un mot, Vanessa les a briefés.

Le café me tord les tripes. J’exhale des relents d’arabica aromatisé à la téquila. Le menton dans une main, je rédige un premier article pendant qu’Alfredo commente une dépêche d’un ton ironique.

Le point positif d’une biture est qu’elle occulte toute préoccupation. Seul importe l’espoir d’une mort rapide ou d’une résurrection miraculeuse.

En revanche, le cerveau continue à travailler en arrière-plan, les rouages lubrifiés par la gnôle. Malgré lui, il décortique, analyse, synthétise, crée de nouvelles dimensions. La défonce est le meilleur vecteur d’inspiration. Les œuvres majeures de la littérature ont vu le jour alors que leur auteur était sous l’emprise de la dope et de l’alcool. Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Faulkner, Bukowski, Hemingway, tous des poivrots ou des camés notoires.

Je lève la tête.

— Répète.

Alfredo se redresse, surpris.

— Quoi ? Le truc de l’Espagnol ?

— Ouais.

Il replonge dans son écran.

— « Barcelone. Un homme de quarante-cinq ans s’est suicidé en se tirant un coup de chevrotine en plein visage. Avant de commettre son acte, il a bâché les meubles et recouvert les murs de la chambre d’un film plastique. » C’est sympa pour le service de nettoyage.

Il se marre.

Je ferme les yeux.

L’appel angoissé, la porte fracturée, le flingue baladeur, la disparition de l’ordi, le téléphone, Lexus, le cimetière, la carte postale, la photo de Natasha. Les pièces se mettent en place sans que je sollicite mon cortex.

Je me précipite sur mon iPhone.

— Raf, il faut que je te voie tout de suite.

Il chuchote :

— Gwen est là. Qu’est-ce qui t’arrive ?

— On s’est plantés depuis le début. Je suis au Soir, raconte-lui n’importe quoi et pointe-toi sur-le-champ.

Je raccroche.

Un SMS de Camille déboule dans la foulée.

J’en capte sans effort la signification.

Kf u’bjnf

39. Élémentaire

Je tourne en rond sur le trottoir en grillant clope sur clope, les neurones en fusion.