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La trame a jailli comme une révélation, complexe, mais logique, incontestable. Je ferme les yeux, me la repasse en boucle de peur qu’elle ne se barre avec l’évaporation de mon taux d’alcoolémie.

Raf se pointe au journal dans la demi-heure.

Je l’escorte jusqu’à l’ascenseur.

Arrivé dans la cabine, il m’ausculte, atterré.

— Putain, Fred, ta tête.

À sa place, je ne la ramènerais pas. Il a enfilé un vieux jogging troué et a l’air d’émerger d’une rave de trois jours. Ses cheveux semblent plus noirs, sa peau plus blanche.

J’ai prévenu les autres de sa venue. Ils ne peuvent s’empêcher de l’ausculter des pieds à la tête avant de replonger dans leur travail.

— On sera plus tranquilles dans la salle de réunion.

Il me suit sans discuter.

Je le place devant le tableau de papier, lui tends un marqueur et me dirige au fond de la pièce.

— Note ce que je te dis tant que les choses sont claires dans ma tête. Tu es prêt ?

— Plus ou moins.

Je lâche de but en blanc.

— Ton père s’est suicidé.

Il écarquille les yeux.

— Tu déconnes ?

— Écris.

Il se retourne, penaud, note « suicide ».

— Tu m’expliques ?

— Plusieurs personnes l’ont déclaré dépressif. Les della Faille nous l’ont décrit solitaire, introverti, renfermé, emmuré dans sa persona fictive, comme disait l’autre tarte. Ça ne datait pas d’hier. Ta mère l’avait foutu dehors et il ne te voyait plus. Ajoute « dépressif ».

Il écrit « dépressif » en dessous de « suicide » et ajoute un point d’interrogation.

— Enlève le point d’interrogation. D’après ce que nous avons appris, trois événements ont accéléré les symptômes. D’abord, ce qu’il a vécu à Caracas. Je suis sûr que, pour lui, il a failli flinguer son fils. Ensuite, la tuerie d’Odessa et la perte de son job. Il est rentré en Belgique, délaissé, sans boulot, paumé. Il a essayé de renouer avec toi, sans succès. En désespoir de cause, il a décidé d’en finir. Il s’est donné la mort dans la soirée du 14 juin.

Il est loin d’être convaincu par ma démonstration.

— Je peux poser des questions ?

— Vas-y.

— Commençons par la photo de Natasha.

Je lui relate le témoignage de Iouri.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé quand ton père est entré dans la Maison des syndicats. Je suppose qu’il n’a pas trouvé Natasha ou qu’il est arrivé trop tard. Cet épisode l’a achevé. Il a gardé la photo.

Il note les données au tableau, selon sa méthode, chaotique.

Je marque des points, mais il reste sceptique.

— Ensuite ?

— Il t’a envoyé un mot d’adieu et a coupé sa messagerie. En bon psychorigide, il a rangé la bicoque, de la cave au grenier avant de passer à l’acte. Il a plié ses vêtements, ciré ses godasses, passé un coup de balai. Dans le même ordre d’idée, il a versé un produit dans l’aquarium pour éliminer les poissons rouges. Demande qu’on fasse une analyse de l’eau, je te parie qu’on y trouvera une saloperie.

— C’est possible, mais ça ne veut pas dire que c’est lui qui a foutu le poison dans l’aquarium.

Je balaie d’un geste.

— Je continue. Le ménage terminé, il a passé le CD qui lui rappelait ton enfance, il a pris son Desert Eagle et s’est tiré une balle dans la tête.

Il hausse ses maigres épaules.

— Ça n’explique pas le flingue à trois mètres, la porte pétée, le PC envolé et le reste.

Je l’attendais.

— J’y viens. Fin du premier acte. Deuxième acte, Marc Lekieffre entre en scène.

Je commence à l’intéresser.

Il retourne la feuille, inscrit un « 2 ».

— Vas-y.

— Trois jours plus tard, le mercredi 17, le gars se pointe chez ton père. Soit par hasard, soit parce qu’ils avaient rendez-vous, ou parce qu’il était sans nouvelles de lui. Il sonne. Pas de réponse. Il fait le tour de la bicoque, force la porte de la cuisine et découvre le corps de son ami Régis.

Il visualise la scène, devient transparent.

— Après ?

— Il comprend ce qui est arrivé, mais décide de ne pas appeler les flics.

— Pourquoi ?

— Parce qu’il est impliqué dans le massacre d’Odessa et ne veut pas être mêlé à la mort de ton père. Pour être certain qu’on ne trouve pas de traces de lui, il pique le téléphone et l’ordi. Il sait que les flics concluront au suicide et qu’il n’y aura pas d’enquête.

— Si tu le dis. Ensuite ?

— C’est là que lui vient l’idée de mettre un journaliste sur la piste.

Il secoue la tête.

— Je ne vois pas pourquoi.

— Il veut que la vérité éclate au grand jour, mais qu’elle soit dévoilée par une source neutre et fiable, à l’issue d’une enquête en bonne et due forme et sans qu’il soit cité. Il en essaie trois, je suis le seul à tomber dans le panneau.

Mon raisonnement le dépasse.

— Il doit bien se douter qu’un journaliste tombera sur lui, tôt ou tard.

— Comment ? Il n’apparaît nulle part. Nous avons eu un sacré coup de chance avec les della Faille. Sans eux, nous n’aurions jamais trouvé sa trace ni son nom.

Il reste dubitatif.

— Je veux bien, mais pourquoi un journaliste s’intéresserait à cette histoire ?

— C’est là qu’il joue bien le coup. Pour appâter sa proie, il va rendre les choses louches. Il commence par éloigner le Desert Eagle. En bon pro, il sait que l’indice ne sera pas suffisant pour que les flics concluent à un meurtre déguisé en suicide. Ensuite, il m’appelle. Il prend un ton affolé, se fait passer pour ton père et se dit menacé. Je suis son scénario. Le lendemain, je vais sur place et je contacte les flics. Comme prévu, ils concluent au suicide. Sauf que j’ai remarqué le vol du PC, du téléphone et la disparition de tout papier ou photo, voulu de sa part. Bref, je pars dans son trip.

— Comment a-t-il su que tu marchais dans sa combine ?

— C’est pour ça qu’il est passé au cimetière. Comme il l’espérait, j’y étais. Bingo, il a compris que j’avais mordu à l’hameçon.

— Ah bon ? Comment il savait que c’était toi ?

— Je lui ai donné mon nom au téléphone et ma trombine est en ligne, affichée sur la photo de l’équipe de rédaction. Mais ça ne suffisait pas. Pour s’assurer que je ne laisse pas tomber, il m’a envoyé une carte de Paris avec la piste Sczepanski, histoire de relancer l’enquête.

— Dans quel but ?

— Pour que je découvre le complot, l’implication au plus haut niveau de membres du gouvernement dans le massacre. Il a tout bon, j’ai fait ce qu’il m’a dit.

Il s’assied, à court d’objections.

— Ta théorie tient la route, mais il reste pas mal de trucs pas clairs. Il sort quand, ton article ?

— Jamais. Le rédac-chef l’a refusé. Pas assez solide. Il veut plus de viande.

Il pousse un soupir.

— Merde ! Il te manque des trucs que seul Lekieffre pourrait confirmer. Et là, good luck pour le loger.

Je bénis la téquila flambée, la solution m’apparaît.

— Lekieffre ignore que mon reportage a été blackboulé. Je n’ai qu’à bluffer et lui tirer les vers du nez.

Il prend un air blasé.

— Bonne idée. Juste une question, comment tu vas le contacter ?