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— C’est simple. Je vais lui envoyer un mail.

DIMANCHE 5 JUILLET 2015

40. Parti en fumée

Combattre le mal par le mal. La vaccination et l’homéopathie s’appuient sur ce bon principe. Selon mon expérience, il en va de même pour se remettre d’une biture.

J’ai rejoint Jeremy en sortant du Soir. On a commencé par se faire un bowling. J’ai fait équipe avec lui, contre Ilian et Arthur, tous deux sains de corps et d’esprit. Ils nous ont flanqué une raclée monumentale. Pour fêter leur victoire, nous avons enchaîné un resto tex-mex et un before chez Ilian avant de piquer une tête aux Jeux d’hiver.

Je suis resté à la téquila flambée, le mal par le mal.

Au milieu de la nuit, Jeremy m’a présenté à Pauline, une fan inconditionnelle. Je ne l’avais jamais remarquée. Vingt-cinq ans, blonde, maquillée, pomponnée, sapée classe. Elle me suit depuis mon premier Ring, a assisté à mon dernier passage à niveau, aime beaucoup ce que je fais.

Ses yeux papillonnaient. Elle n’attendait qu’un signe de ma part pour me donner son accord.

Je ne pensais qu’à Camille.

Cette fois, je me suis abstenu de lui envoyer un message. Tout a été dit. Qu’elle s’en aille en Chine et que j’en finisse avec mes faux espoirs.

Au final, je n’ai pas dormi plus que la nuit précédente.

Ma mère est inquiète.

— Tu n’as pas l’air en bonne santé, Frédéric. Tu es pâle et tu as les traits tirés.

— Je travaille trop.

Après le départ de Greg, elle ne m’a plus parlé en italien. Quand j’assiste à une conversation dans ma langue maternelle, je comprends ce que les gens racontent, mais je dois chercher mes mots pour m’exprimer.

Elle ne l’a pas fait de façon délibérée. Je sais qu’elle m’aime pour deux. C’est le moyen qu’elle a trouvé pour prendre une certaine distance et afficher sa solidarité avec l’autre.

L’autre contemple ses pâtes. Il n’en a rien à foutre de ma gueule de déterré et de mon surmenage.

Autour de moi, la bicoque est figée dans l’immobilisme. Les bibelots, les tableaux, l’aquarium, tout est à la même place. J’ai pourtant l’impression qu’elle se délabre. Les photos jaunissent, les tapis s’éliment, la peinture se ternit, les meubles tombent en désuétude.

Des changements se font aussi sentir chez mes parents. Les hanches de ma mère s’épaississent. Le crâne de l’autre se dégarnit, son dos se voûte.

— Tu aimes mes lasagnes ?

— Elles sont délicieuses.

De temps à autre, je consulte ma messagerie à la dérobée, le téléphone posé sur ma cuisse.

J’ai longuement réfléchi au contenu du mail destiné à Lekieffre. Le message devait être nébuleux et le faire réagir. Tout indiquait qu’il voulait rester dans l’ombre. Je devais l’obliger à en sortir, sans lui en dire trop, en taisant les données incertaines.

En fin de compte, j’ai opté pour la simplicité.

Objet : votre collaboration

Cher monsieur Lekieffre,

Je tiens tout d’abord à vous remercier pour les précieuses informations que vous m’avez fait parvenir. L’enquête que j’ai menée à Odessa m’a permis de les confronter aux faits réels.

L’article relatif aux événements du 2 mai 2014 paraîtra dans quelques jours dans Le Soir.

À ce titre, pourriez-vous m’envoyer une photo récente de vous. Il me tient à cœur que vous apparaissiez en rubrique.

Dans l’attente de votre réponse.

Bien cordialement,

Frédéric Peeters

Une bombe à retardement.

Le simple fait que je connaisse son nom devrait le faire bondir. Je lui ai également filé mon numéro de portable, pour autant qu’il intercepte ce mail un jour.

Bernier avait laissé son téléphone allumé dans l’espoir de recevoir une réponse de Raf à son message d’adieu, ce qui a permis à Lexus de l’utiliser pour m’appeler.

Comme il voulait à tout prix qu’on ne trouve aucune trace de lui, il l’a piqué, ainsi que le PC. Il devait s’assurer qu’aucun mail entrant ne le compromettrait. Pour ce qui est du mot de passe, au cas où Bernier aurait éteint son ordi, Lekieffre connaissait à coup sûr un hacker qualifié pour le craquer.

La théorie tient la route.

Je n’ai plus qu’à croiser les doigts pour qu’il consulte la messagerie de Bernier de temps en temps. Mon dernier espoir. Si je parviens à le convaincre de témoigner aux côtés de Iouri et d’Andrei, mon article refera surface.

Coup d’œil furtif sur l’écran.

Rien.

Seul le cliquetis des couverts trouble le silence embarrassé.

Ma mère relance.

— Tu es toujours content de ton travail ?

— Je reviens d’Ukraine, j’ai fait mon premier reportage sur le terrain.

Elle s’extasie.

— Tu as entendu, André ?

André s’en tape. Il avale une gorgée de chianti pour se donner une contenance.

J’en ai marre de ses airs hypocrites, de ses silences accusateurs, de son indifférence, de sa rancœur tenace. Je sors mon paquet de clopes, en allume une sous le regard effaré de ma mère.

Mon père s’étrangle avec son pinard.

— On ne fume pas dans cette maison.

Je m’adresse à ma mère.

— Dis-lui qu’il ne devra plus me supporter longtemps, j’ai un cancer des poumons. Si tout va bien, je serai parti avant Noël.

Elle ouvre grand la bouche, cherche l’air.

— Non, Frédéric, ce n’est pas vrai ?

Je me lève, jette ma serviette dans l’assiette, hurle à pleins poumons.

— Tu as entendu, André ? Je vais crever.

Je quitte la pièce, tremblant de rage. Je traverse le hall, attrape mon portefeuille et mes clés sur le buffet et sors de la maison, ma mère sur les talons.

— Fred, attends.

J’arrive à ma voiture, ouvre la porte, me retourne.

Elle est défigurée, le visage ravagé par les larmes. Une vieille femme au bord du désespoir.

Je la prends dans mes bras, la serre contre mon cœur.

— Tout va bien, maman, je suis en bonne santé. Je ne reviendrai plus dans cette maison.

Je n’ai pas besoin d’en dire plus. Elle sort un mouchoir de sa manche, s’essuie les yeux.

Elle bredouille, chancelante, soulagée, meurtrie.

— Mon petit, mon petit, je suis tellement désolée.

J’entre dans la voiture, referme la porte.

D’un geste désespéré, elle me fait signe d’ouvrir la fenêtre. Elle pose une main contre sa bouche, m’envoie un baiser.

— Ti amo, il mio piccolino.

LUNDI 6 JUILLET 2015

41. Le jour et l’heure

Gilbert tire une dernière bouffée.

— Je t’ai raconté celle du commissaire en chef de la police ?

Ses anecdotes d’ancien combattant commencent à me gonfler.

— Me souviens pas.

Il se frotte le nez.

— On était encore au 120. Je ne sais pas en quelle année, mais il n’y avait ni mail ni téléphone portable. Les types des infos générales avaient installé un scanner-espion pour écouter les conversations des flics, histoire d’avoir un scoop avant tout le monde. Le truc crépitait toute la journée dans leur bureau.