J’anticipe pour écourter.
— Un jour, le chef des poulets est venu dire bonjour.
J’espérais lui couper ses effets.
— Exact. Quand il a débarqué, les types ont balancé dare-dare un paquet de journaux sur l’appareil, mais le bazar s’est mis à crachoter. Incendie chaussée de Neerstalle, feu rouge en panne rue de la Loi, ce genre. Tu sais ce qu’il a fait, le flic ?
— Aucune idée.
— Rien. Il était habitué à entendre ce blabla et il n’a rien remarqué.
J’écrase ma cigarette.
— C’est marrant. Bon, je te laisse.
Je passe au café et parcours pour la énième fois le message de Camille. J’en connais chaque mot, mais mon cœur se contracte à chaque lecture.
Départ de bonne heure le 15 juillet, par Hainan Airlines. J’ai appris quelques phrases de survie : Bonjour Honorable Hôtesse, puis-je avoir des couverts normaux ?
Jusqu’à présent, l’échéance était floue. Dans trois semaines, bientôt. Elle tournait autour du pot pour reculer le moment fatidique. Cette fois, les choses sont claires, le 15 juillet. Une date qui marquera la signature de notre protocole de rupture.
Je n’ai pas répondu.
Qu’attend-elle ? Que je lui envoie la vidéo de mon immolation par le feu ? Que je lui souhaite un bon voyage ? Que j’aille agiter mon mouchoir à l’aéroport ?
Adieu, Camille.
Je tourne la page. Retour aux affaires. Tour de France, William Bonnet s’est viandé à 60 km/h, entraînant une trentaine de coureurs dans sa chute. Les photos sont impressionnantes.
Un sport de tarés. À fond en permanence. Ça ne m’étonne pas qu’ils s’en fourrent plein les narines. En son temps, je me suis acheté un vélo de compète, un truc en carbone qui pesait moins lourd qu’un mug. Je l’ai revendu après avoir perdu un poumon dans une montée un peu raide.
L’alliance franco-allemande durcit le ton face à la Grèce. Un astéroïde va frôler la Terre.
Il devrait corriger sa trajectoire, histoire de mettre tout le monde d’accord.
En revanche, Lexus n’a pas réagi. Aucune nouvelle depuis quarante-huit heures. Raf me téléphone à tout bout de champ. Il a fini par semer le doute dans mon esprit. Si je m’étais trompé ?
En attendant, je jette un coup d’œil quand je traverse la rue et j’ai collé un cheveu sur la porte de mon appart, comme dans les films d’espionnage.
Éloïse s’est trouvé un nouveau mec. Elle échange des SMS à tour de bras, le sourire béat. Vanessa a prévu un poulet au gingembre pour tout à l’heure. Pierre a l’air d’un premier communiant sans sa barbe.
Personne n’est revenu sur mon échec ukrainien, mais je le sens planer comme un vautour. Ils guettent mes réactions, m’observent l’œil en coin, comme si j’étais en quarantaine. Les plaisanteries sont rares. On ne parle que business.
À 21 heures, on marque la pause.
Vanessa me hèle d’une voix mal assurée.
— Tu manges avec nous, Fred ?
— Bien sûr.
Je m’installe autour de la table.
— Indochine passe aux Ardentes ce soir. C’est con, je vais rater ça.
Ils mettent un moment pour capter que je lance la vanne du jour.
Pierre embraie.
— Je chante plus juste que lui, c’est dire.
Vanessa réplique.
— Au moins, on l’entend, pas comme Daho.
C’est parti.
Ils se détendent. L’atmosphère se réchauffe. Les chanteurs français y passent, tour à tour, Johnny, Cabrel, Mitchell, Polnareff, tous en prennent pour leur grade. Les papys épuisés, place à la nouvelle génération, Kendji, M Pokora, Maître Gims, Christophe Maé, les paroles insipides, les musiques inexistantes, ça vole de tous côtés.
Pierre se lève, part dans une parodie, les bras croisés sur la poitrine, l’air inspiré.
— Dis-moi que tu m’aimes comme moi je t’aime, car moi que je t’aime que si tu m’aimes.
On l’accompagne en tapant des mains, pliés de rire. Je suis de retour parmi eux. Mon iPhone vibre au moment où Vanessa part dans un numéro clownesque, la bouche tordue.
Numéro masqué.
Ma nuque se raidit.
— Monsieur Peeters ?
Je reconnais la voix dès la première syllabe.
Je m’éloigne de quelques pas.
— Bonsoir, merci de me rappeler.
— Vous êtes à Bruxelles ?
Le ton est sec, autoritaire.
— Je suis au Soir, je travaille.
— Restez dans le coin. Je vous contacterai vers minuit. Arrangez-vous pour que Raphaël Bernier soit avec vous.
Il raccroche.
Les rires se sont tus. Je contemple l’écran de mon téléphone, les paumes des mains glacées.
42. Retour vers l’enfer
Il est minuit passé, Raf et moi sommes seuls à la rédaction. Dans quelques minutes, l’agent de sécurité nous priera de quitter les lieux.
Raf parcourt le plateau de long en large, passe d’une vitre à l’autre, guette les bagnoles dans la rue.
Pour tuer le temps, il m’a raconté ses derniers déboires avec son dragon. Le torchon brûle.
— Putain, elle me prend pour un gamin, elle me traite comme si j’étais sa chose. Je commence à en avoir marre.
Il est temps.
Je n’ai pas commenté.
Il gesticule au milieu de la rédaction.
— Tu es sûr qu’il va rappeler ? À cette heure, je devrais bosser. Chaque minute me fait perdre du fric.
Mon téléphone se manifeste à point nommé.
Numéro masqué.
— Raphaël Bernier est avec vous ?
— Nous sommes tous les deux au Soir, nous attendions votre appel.
— Montez dans une voiture, allez vers le Palais de Justice.
Terminé.
Raf m’interroge du regard.
— Oui, c’était lui. On prend ton tacot. Je ne sais pas où il va nous emmener.
Nous descendons à toute allure, grimpons dans son taxi, direction place Poelaert. De temps à autre, je me retourne et jette un coup d’œil vers l’arrière, persuadé que Lekieffre nous suit. Rien en vue.
Au parvis, nouvelle sonnerie.
— Gare du Midi.
Raf obtempère, se faufile dans le goulet de l’avenue Louise et descend le boulevard de Waterloo.
Lekieffre reprend contact au moment où nous arrivons à la gare.
— Entrez, faites quelques allées et venues. Assurez-vous de ne pas être suivis. Je vous attends au Pullman dans vingt minutes.
Il raccroche.
Nous nous garons et pénétrons dans la station. Hormis les derniers voyageurs et les habituels sans-abri, l’endroit est désert. Nous traversons le hall, consultons les panneaux horaires, revenons en arrière, repartons vers la place Horta.
Le champ est libre.
À l’heure dite, nous poussons la porte du Pullman.
Marc Lekieffre est assis dans l’un des fauteuils, non loin de la réception. Il nous observe quelques instants, se lève et s’approche sans un mot. Il est plus grand et massif que dans mon souvenir. Plus impressionnant aussi.
Il glisse une main le long de mon torse, la passe dans mon dos, puis fait face à Raf qui se laisse contrôler, livide.
L’inspection terminée, il nous indique les fauteuils.
— Coupez vos téléphones et posez-les sur la table.
Nous nous exécutons et prenons place.