Il cloue son regard dans le mien.
— Quand sort votre article ?
— La parution est suspendue.
— Pourquoi ?
— Il me manque des éléments.
La réponse semble lui convenir.
Il se tourne vers Raf.
— Je suis désolé, Raphaël. Votre père était un de mes amis, un des rares à qui je pouvais faire confiance. Il vous aimait beaucoup.
Secoué, Raf reste sans voix.
Lekieffre revient vers moi.
— Comment m’avez-vous trouvé ?
— J’ai eu de la chance.
Je lui explique le relevé téléphonique, l’appel des della Faille, notre visite à Genval, le notaire, la recherche auprès du consulat de France à Caracas.
Il reste de marbre, mais mon cheminement l’épate. Ses yeux parcourent mes tifs, ma chemise rouge, mon futal blanc, mes baskets. Il se demande comment un allumé dans mon genre a pu réussir une telle prouesse.
— Mon nom apparaît dans votre enquête ?
— Pas précisément. Le journaliste ukrainien qui m’accompagnait à Odessa a cru vous reconnaître sur une photo, quand vous étiez sur le toit.
Il enregistre l’information, médite quelques instants.
— Que savez-vous de la mort de Régis ?
Je reprends depuis le début.
Il m’écoute sans me quitter des yeux.
— Qu’est-ce que vous en avez conclu ?
— J’ai d’abord cru qu’il s’agissait d’un meurtre camouflé en suicide.
— Et après ?
— J’ai compris que c’était le contraire, un suicide camouflé en meurtre.
Je lui livre mes déductions.
Il remue la tête.
— C’est presque ça, à part le flingue. Il faisait noir, je l’ai déplacé involontairement, en prenant un objet sur la table. Je savais que les flics concluraient au suicide. J’ai pensé qu’un journaliste essaierait d’en savoir plus si cette mort lui paraissait suspecte.
— En savoir plus sur quoi ?
Il répond par une autre question.
— Qu’avez-vous appris à Odessa ?
Je décide de jouer cartes sur table.
— J’ai parlé à plusieurs personnes. Le massacre était planifié.
Je lui relate mon trip ukrainien, depuis mon face-à-face avec Andrei jusqu’au récit de Iouri.
Il se recule.
— En effet, il vous manque des éléments.
— Dans ce cas, donnez-les-moi.
— Si j’avais l’intention de vous les communiquer, j’aurais pris rendez-vous avec vous après avoir découvert Régis.
— Pourquoi ne l’avez-vous pas fait ?
Il pointe un doigt accusateur.
— En aucun cas, je ne dois apparaître dans votre enquête. Si mon nom est cité dans votre article, je suis mort, et mon fils aussi.
Les pièces se mettent en place. Je cerne les enjeux, je comprends les raisons de son anonymat et le jeu de piste qu’il a manigancé.
J’indique Raf du menton. Son visage blêmit aussitôt de deux tons.
— Raphaël a trouvé des menaces de mort sur le passeport de son père.
Un couple fait irruption dans le hall, jette un coup d’œil dans notre direction et poursuit son chemin vers les ascenseurs.
J’attends que les portes de la cabine se referment.
— Vous êtes soumis au même chantage ?
Il acquiesce.
— Régis mort, je suis le seul à savoir ce qui s’est réellement passé. Même mes boss ignorent la vérité.
Un silence pesant s’installe.
Il n’en dira pas plus. Il a un flingue braqué sur lui. Mon article signe son arrêt de mort et celle de son fils.
Autant lâcher le morceau.
— Pour tout vous dire, j’ai abandonné l’enquête. Mon journal n’en veut plus. Les preuves ne sont pas suffisantes, les témoins ne sont pas fiables. L’article ne sortira jamais. Mon fichier sera à la poubelle demain matin. Vous avez ma parole.
Son expression change.
Il me fixe dans le blanc des yeux.
— La parole d’un journaliste.
Raf intervient pour la première fois.
— Vous avez aussi la mienne.
Lekieffre le considère un moment, se penche en avant.
— Je vais vous en dire plus, Raphaël. J’ai connu votre père à Caracas. Nous faisions le même boulot, nous parlions la même langue. Comme lui, je suis divorcé et mon fils a votre âge. Quand il a quitté le Venezuela, je lui ai trouvé un poste dans la boîte pour laquelle je travaille. Il a accepté, mais plus question de l’envoyer dans les zones de combat. Il voulait se limiter au convoyage et à l’exfiltration d’hommes d’affaires. Ce n’était pas le job le mieux payé, mais ça lui a permis de s’acheter une maison et de vous laisser quelque chose.
Je m’immisce dans le dialogue.
— Vous l’avez revu souvent ?
Il opine.
— Nous faisions souvent équipe. Je partageais son dégoût pour les sales boulots. On faisait appel à nous quand il fallait un chauffeur ou un garde du corps baraqué, le gabarit sécurise le client. Nous avons fait la Côte-d’Ivoire, le Liban, l’Irak, la Libye, le Mali, l’Ukraine. Après Odessa, son état a empiré. Il ne voulait plus porter d’arme, il ne participait plus aux séances de tir et refusait la plupart des missions. Il s’est fait virer.
Je laisse planer un court silence avant de reprendre.
— Vous avez gardé contact après ça ?
— On s’écrivait. Je suis venu lui rendre visite de temps en temps. Il menait un combat perdu d’avance. Pas moyen de trouver un job. Plus de repères. Plusieurs fois, il m’a parlé d’en finir. Les dernières semaines, je l’ai senti au bout du rouleau. Comme il ne répondait plus à mes mails, j’ai débarqué chez lui ce soir de juin. Je n’ai pas été surpris.
Il retourne vers Raf.
— Il avait peur pour vous. D’une certaine façon, sa décision de se donner la mort vous mettait hors de danger.
Il glisse sa main dans sa veste, en sort une photo.
— Elle se trouvait sur la table.
D’un geste maladroit, Raf s’empare du cliché.
Il accuse le coup, reste figé sur son siège, droit comme un I.
— Je m’en souviens. Il l’a prise devant chez lui, à Noël. Il a dû insister pour que j’accepte. Je tire une gueule pas possible, là-dessus.
Il tente de masquer son trouble et reprend d’une voix mal assurée.
— Qui le menaçait ? Qu’est-ce qu’il a fait pour mériter ça ?
Les yeux de Lekieffre filent de gauche à droite. Il hésite entre passer le reste sous silence ou aller jusqu’au bout.
Il soupire.
— Votre père n’a commis aucun crime. À Odessa, il a eu une conduite exemplaire.
Raf se lève d’un bond et se met à hurler.
— Putain, si vous arrêtiez de tourner autour du pot ? J’en ai marre qu’on me parle comme si j’étais un demeuré ! Je n’ai pas envie de passer le reste de ma vie à me demander si mon père a été impliqué dans cette tuerie.
Je jubile intérieurement. Le moustique prend son envol.
Lekieffre reste de marbre. Réfléchit. Pèse le pour, le contre.
Prend sa décision.
— Asseyez-vous, Raphaël. Je vais vous dire ce qui s’est passé.
Raf se laisse tomber dans le fauteuil, les jambes coupées par son coup de gueule héroïque.
— Merci.
Lekieffre jette un coup d’œil autour de nous.
— Nous étions à Kiev. Nous avons été contactés pour une intervention ponctuelle. Ils avaient besoin d’un chauffeur et d’un convoyeur à Odessa le lendemain. Ils nous ont présenté l’opération comme une simple mission d’encadrement. Ils devaient monter une équipe en dernière minute et ils leur manquaient des candidats. De nombreux types étaient rentrés chez eux pour les quelques jours de congé. Les autres étaient sur le front. Ils nous ont offert un beau bonus, sans en dire plus. On ne s’est pas méfiés, on a accepté. C’était une erreur.