Il s’arrête, nous dévisage.
— Nous avons rejoint Odessa le 2 mai où nous avons fait connaissance avec les autres membres de l’équipe. Le responsable était un Autrichien. Deux types le secondaient. Ils formaient le noyau, nous étions en support. Il m’a envoyé sur le toit avec un gars pour surveiller les environs et empêcher qui que ce soit de monter. Régis devait protéger une entrée au rez-de-chaussée. Nous avons pensé que notre rôle était de sécuriser le bâtiment. Nous ne savions pas ce qui se tramait.
Il marque une pause.
— Quand l’assaut a eu lieu sur l’esplanade, j’ignorais qu’une trentaine d’hommes étaient planqués dans la maison. Au moment où les pro-Russes sont entrés, j’ai entendu des coups de feu et des explosions. Je suis descendu et j’ai découvert le massacre. L’Autrichien était aux commandes. J’ai vu beaucoup d’horreurs dans ma vie, mais là, ça dépassait l’imagination. J’ai tenté de m’interposer, mais je me suis fait tabasser et ils m’ont enfermé dans une pièce. Plus tard, Régis m’a appris qu’il était monté peu après moi, à la demande d’un homme qui recherchait sa femme. Il a vu les exécutions, les tortures, les viols. Il a eu la même réaction que moi et a subi le même sort. Au milieu de la nuit, quand l’opération touchait à sa fin, l’Autrichien et ses deux acolytes nous ont à nouveau passés à tabac pendant de longues minutes. Il a menacé de nous tuer ainsi que nos enfants si nous ne fermions pas notre gueule.
Il a un geste de dépit.
— Nous avons fermé notre gueule. Nous sommes retournés à Kiev. Nous avons repris le boulot. Régis a tenu le coup pendant quelques semaines, puis il s’est effondré.
J’enchaîne.
— Cet Autrichien ? Un balafré ? Les deux mecs, un Black et un Arabe ?
Il est estomaqué.
— Oui. Comment vous le savez ?
— J’ai envoyé un message au QG, leur expliquant que j’étais journaliste et que je cherchais des informations sur Régis Bernier. Sans le vouloir, j’ai déclenché l’alarme. Il est venu me rendre visite chez moi avec les deux autres. J’ai passé un sale moment.
Il secoue la tête.
— Vous avez eu de la chance. S’il n’avait pas de comptes à rendre, vous ne seriez plus de ce monde, et moi non plus. La boîte n’aime pas être mêlée à la mort de civils. Encore moins si c’est un journaliste qui enquête sur la mort d’un de leurs employés. Pour Odessa, il a rédigé un rapport bidon disant que les titouchkis avaient fait le coup et qu’il avait été dépassé par les événements.
— Vous en savez plus sur lui ?
— Non.
Je n’en crois pas un mot.
Dopé par sa subite éruption de testostérone, Raf reprend le flambeau.
— Si vous ne dites rien, si rien ne filtre, si aucune enquête n’aboutit, tous ces salopards resteront impunis et mon père sera mort pour rien.
Lekieffre plisse les yeux.
Un éclair de haine s’allume dans ses prunelles.
— Pas tous. En septembre, une dizaine d’hommes ont été abattus à Kiev, Odessa et Moukatcheve. Pour la plupart, c’étaient des voyous ou des membres du Secteur droit qui se trouvaient à Odessa le 2 mai. On suppose qu’un commando pro-russe a fait le ménage.
Septembre, le dernier voyage de Régis Bernier.
Un aller-retour à Kiev.
MARDI 7 JUILLET 2015
43. Un cocktail exotique
J’imprime la photo de Régis Bernier et la pose sur mon bureau.
Même visage gonflé, même bouche tordue, mêmes yeux grands ouverts. Rien n’a changé sur le papier, mais tout est différent dans mon regard.
L’amour et la mort sont comme de vieux amants. Ils n’ont plus grand-chose à se dire, mais ne restent jamais loin l’un de l’autre.
C’est ce qui t’a le plus manqué, Régis. À force de passer à côté de l’un, tu t’es jeté dans les bras de l’autre.
Greg est parti depuis près de vingt ans. Je ne lui ai jamais dit que je l’aimais. Pas un jour ne s’écoule sans que je le regrette. J’aurais dû le crier à Camille bien plus tôt, au lieu de me prêter à ce badinage imbécile.
Christophe me tire de mon rêve éveillé.
— Tu viens, Fred ?
Je lui emboîte le pas. À ma surprise, il passe devant son bureau et poursuit vers les ascenseurs.
— Où allons-nous ?
Il répond sans se retourner.
— Chez Jean-Pierre.
Jean-Pierre est le boss du Soir. Être convoqué chez lui est plutôt inquiétant. Je repense à mes dernières frasques, la chambre d’hôtel ravagée, mes gueules de bois successives, mon enquête foireuse.
Autant anticiper.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Tu verras.
Nous montons au troisième et entrons dans l’antre directorial. Tout en continuant une conversation au téléphone, Jean-Pierre nous fait signe de fermer la porte et de nous asseoir.
Il met fin à l’appel, me salue de la tête.
— Bonjour, Fred. J’ai suivi tes pérégrinations ukrainiennes.
— J’ai raté mon coup, je suis désolé.
Il se renverse dans son fauteuil, croise les mains derrière la nuque.
— Bienvenue dans le journalisme de terrain. 10 % de réussite, 90 % de frustration.
— Je m’en suis rendu compte. Je vais m’en remettre.
Il grimace un sourire.
— J’espère bien. Qu’est-ce qu’il t’aurait fallu pour obtenir de meilleurs résultats ?
— De l’expérience, du temps. Je me suis contenté de deux témoignages, je n’ai pas posé les bonnes questions, je ne suis pas allé au fond des choses.
Il acquiesce.
— En effet.
Il laisse passer un silence hitchcockien avant de poursuivre.
— D’après une étude, les journalistes Web sont des types de seconde zone, déconsidérés par leurs directions et leurs collègues des médias traditionnels. Tu ressens ça aussi chez nous ?
— Pas du tout.
Il hoche la tête en direction de Christophe.
— Dis-lui.
Christophe se racle la gorge.
— Qui pourrait te remplacer, si tu quittes le Web ?
Qu’ils arrêtent de tergiverser.
— Vous comptez me foutre dehors ?
Regards entendus de leur part.
Christophe reprend.
— D’une certaine façon. L’EIC, l’European Investigative Collaborations, ça te dit quelque chose ?
— Jamais entendu parler.
— Logique. L’initiative a été lancée par quelques journalistes du Spiegel et Stefan Candea, le cofondateur du Centre roumain pour le journalisme d’investigation. L’idée est de créer un réseau européen dans lequel seraient impliqués des médias de plusieurs pays. Le but est de s’associer pour collaborer à des enquêtes en profondeur.
Jean-Pierre enchaîne.
— Nous avons décidé de rejoindre le réseau. En plus du Soir, des titres comme Newsweek, Mediapart et El Mundo ont déjà donné leur accord.
Retour de Christophe.