Je suis passé plusieurs fois à proximité du chalet pour prendre quelques photos à la dérobée. Une salle de fitness se trouve au rez-de-chaussée. Ils y vont à tour de rôle.
L’après-midi, quand il ne pleut pas, ils tapent le carton ou font un tournoi de fléchettes dans le jardin, hard-rock à fond les manettes. Le soir, ils s’empiffrent, regardent des DVD et se beurrent la gueule, avec ou sans putes.
Dans quelques jours, au mieux dans quelques semaines, ils retourneront travailler. Dure, la vie d’ange de la mort.
Je consulte mes mails. Lekieffre ne sait pas ce que je mijote. Il m’a fait parvenir un message auquel je n’ai pas répondu.
Hier, Raf m’a envoyé le scoop de l’été. Lui non plus ne sait pas ce que je magouille. Il pense que je me repose, que j’ai laissé tomber l’affaire.
J’ai largué Gwen. Je suis soulagé. Ça fait un moment que j’en avais marre, mais je n’avais pas le courage de le lui avouer. J’ai pensé à toi et au train. Sans le savoir, tu m’as aidé. Je te paie un pot pour fêter ça quand tu rentres de vacances.
À 10 h 15, j’éteins mon ordi et me mets en marche. Avant de refermer la porte, je jette un coup d’œil à l’intérieur. Ma valise est ouverte sur le sol, mes vêtements traînent de tous les côtés. Je me regarde dans le miroir de l’entrée. Ma tête de déterré contraste avec la semaine que je viens de passer en altitude.
Je salue la patronne en sortant. Elle stagne derrière son bureau à la réception, jour et nuit. De temps en temps, elle engueule le personnel à distance.
Je grimpe dans le Kuga, descends au village, remonte l’autre versant et passe à hauteur du chalet de Krüger. Je poursuis et me dirige vers la sortie de Todtnauberg. Après trois cents mètres, je m’engage sur le parking aménagé pour les visiteurs de la chute d’eau, vantée comme la plus haute de la Forêt-Noire.
Je me range à l’extrémité, au bord du précipice, d’où je peux observer la route en contrebas.
Je coupe le moteur. Il me reste à attendre.
Une heure s’écoule, interminable. Enfin, le pick-up apparaît. Mon cœur s’emballe. Au moment où je mets le contact, le signal sonore de mon téléphone retentit.
SMS de Camille.
L’avion est parti.
Pourquoi m’envoie-t-elle ça ? Pourquoi maintenant ? Je me fous que son avion ait décollé. Je m’apprête à éteindre mon iPhone quand un doute m’envahit.
Depuis quand les avions chinetoques sont-ils équipés de wifi ? Des picotements se répandent dans mes jambes, mes bras, ma nuque. Un deuxième message arrive dans la foulée.
Sans moi.
Je commence à trembler comme le vioque de l’hôtel.
Que lui répondre ? Que j’ai un truc à terminer ? Qu’elle aura bientôt de mes nouvelles ?
Je regarde l’écran de mon téléphone, persuadé que le coup de grâce va arriver.
Gagné.
Je t’attends.
45. Et faire un beau cadavre
Je démarre sur les chapeaux de roues, les nerfs à vif, et dévale la route à toute allure. Virage à gauche, épingle à droite. Les pneus du Kuga gémissent. J’entre dans la longue ligne droite au moment où le pick-up apparaît au bas de la côte.
Quatre cents mètres nous séparent. D’un côté, la paroi rocheuse, de l’autre, le précipice.
— Il faut que je te dise un truc, Zanzara.
Je jette un coup d’œil au siège passager.
Greg est installé de travers et m’observe en jouant avec son fou blanc.
— Plus tard, Greg ! Là, je suis occupé.
Il continue à me dévisager, l’air grave.
— Non, maintenant.
Je me déporte lentement vers le milieu de la route. Double K remarque ma manœuvre, lance un appel de phares.
— Balance, mais vite.
— Ce jour-là, j’ai voulu faire plus fort que toi. Mes potes me regardaient, tu ne m’as pas laissé le choix. J’ai évité la première bagnole, mais au lieu de continuer sur ma lancée, je me suis arrêté au milieu de l’avenue. Je voulais sauter sur le capot de la caisse qui arrivait pour m’en servir comme tremplin. Tu en aurais bavé. J’aurais réussi si ce connard n’avait pas freiné. Tu m’as bien eu, mais il s’en est fallu de peu.
Je me rabats.
— Tu déconnes ?
— J’ai l’air ?
— C’est maintenant que tu me dis ça ?
— Tu vas faire une connerie. Tu vois bien que tu n’as aucune chance.
Je reviens au centre.
Nouveaux appels de phares, répétés, rageurs. J’appuie sur le champignon, plonge sur lui.
Une chance sur deux.
Lui ou moi.
Greg se met à beugler.
— Merde, Zanzara !
Je hurle de plus belle.
— Putain, laisse-moi faire !
Kurt est au volant, main enfoncée sur l’avertisseur. L’Arabe est à ses côtés. Vingt mètres. Je fais un brusque écart puis reviens vers lui. La manœuvre le surprend. Mû par un réflexe, il donne un coup de volant pour m’esquiver. Sa roue avant mord l’accotement.
Mauvais choix, Kurt.
Dans un rugissement de métal, le flanc de la Kuga racle celui de la Toyota. Krüger arrive à mon niveau, fenêtre ouverte. Il me lance un regard, me reconnaît. Un éclair de haine illumine ses prunelles. Je donne un coup de volant à droite, la Kuga chasse de l’arrière. Je récupère l’embardée, jette un œil dans le rétroviseur.
Le pick-up décroche, bascule dans le vide.
Je suis en nage. Je fonce, prends le virage suivant à la limite de la rupture et poursuis la descente dans la ligne droite.
Je suis aux premières loges.
Le spectacle est grandiose.
Comme dans une séquence au ralenti, la Toyota dégringole la pente rocheuse, flotte dans les airs, part en tonneaux, s’envole à nouveau.
Je freine pour éviter la collision. Le pick-up continue sur sa lancée, traverse la route devant moi en lâchant des pièces de toutes parts, une roue, une portière, le capot. Après une dernière cabriole, il s’écrase trente mètres plus bas contre une rangée de sapins.
Je suis trempé de la tête aux pieds.
Je tourne la tête.
Greg est exsangue. Il me fouille du regard avec fierté.
— Bien joué, Fred. Tu es meilleur que ton frère. Moi, je n’aurais jamais osé.
Des larmes inondent mon visage.
Cette fois, il m’a pardonné. L’élève a dépassé le maître.
Tu peux t’en aller, Greg. Prends ta copine la silhouette avec toi. Je te rejoindrai au paradis dans vingt, trente ou cinquante ans. La vie me démange, Camille m’attend.
Au moment où j’arrive à hauteur de la carcasse, le réservoir explose.
Une gerbe de flammes monte vers le ciel.
Je baisse la vitre et brandis mon majeur.
— Enfoirés.
Basé sur des faits réels
Les événements qui se sont déroulés le 2 mai 2014 à Odessa entreront sans doute dans les mystères de l’Histoire.
Si les nombreuses photos et captures vidéo prises ce jour-là sur l’esplanade permettent, avec approximation, de cerner le déroulement des faits, il n’en va pas de même pour la genèse de l’affrontement.
Les analyses que l’on trouve dans les médias sont incomplètes ou contradictoires, certains parlant d’un dérapage regrettable, d’autres d’un massacre programmé.
Quant à ce qui s’est réellement produit à l’intérieur de la Maison des syndicats, seules des accusations, des hypothèses ou des présomptions sont avancées.