Je présume qu’il note les données de sa plus belle écriture sur une feuille immaculée, comme le ferait une grand-mère sur un pot de confiture.
Je meurs d’envie de fumer.
— Grand-Hez. Bouillon. Ce matin. Je me renseigne et je vous rappelle.
— Je vous remercie.
Direction le sous-sol pour la tournée de café. Avant, je sors et allume une cigarette.
J’aspire longuement la fumée, ferme les yeux, pense à ma prochaine nuit dans les bras de Camille.
On s’écrit, on se parle à longueur de journée, mais nos rencontres sont épisodiques. Nous préférons partager de vrais moments hors du temps plutôt que quelques minutes volées de-ci, de-là.
Loïc me rejoint. Outre sa petite taille et son visage poupin, il a toujours l’air d’avoir aperçu un fantôme. Pour se viriliser, il a planté une dent de léopard dans son arcade sourcilière.
— C’est quoi, ce plan dans les Ardennes ?
Je lui brosse l’historique.
Les yeux ronds, il attend la fin du récit pour me servir sa formule favorite.
— C’est énorme !
— Je ne te le fais pas dire.
Dans deux heures, ce sera oublié.
Sauf rebondissements, plus personne n’en parlera demain, moi y compris. L’affaire sera enterrée, comme le reste. La majorité du contenu du journal d’hier n’a plus de valeur aujourd’hui. Ne parlons pas d’avant-hier, de l’année dernière ou du siècle écoulé.
Ça m’arrange. Le passé ne m’intéresse pas. Seul le présent m’importe, même si le laps de temps qu’il symbolise est flou. Est-ce une journée ? Une heure ? Une minute ? Se limite-t-il à la durée d’un orgasme ou aux poussières de seconde qui séparent le dernier souffle de vie de la morsure de la mort ?
J’arrête de gamberger et remonte avec mes gobelets de café. Je termine la distribution quand Jacques Saussey me rappelle.
Comme chaque fois, je vais devoir lui tirer les vers du nez.
— Qui est l’homme décédé ?
— Régis Bernier, citoyen belge, cinquante-cinq ans, domicilié à Grand-Hez, sans profession.
— Quelles sont les circonstances du décès ?
— Il s’agit d’un suicide. Monsieur Bernier s’est tiré une balle dans la tête.
Je n’en crois pas mes oreilles.
— Un suicide ? Vous êtes certain ? Vos collègues n’ont rien trouvé de suspect ?
D’une voix posée, il m’explique qu’il ne voit rien dans le procès-verbal qui laisserait penser une telle chose. Pareil pour la porte fracturée, rien de tel n’est mentionné. Il présume que cette porte aurait pu être endommagée depuis longtemps.
— À quand remonte la mort ?
— Selon le rapport du légiste, à la nuit de dimanche à lundi, entre 23 heures et 2 heures du matin. Comme il s’agit d’un suicide, notre intervention s’arrête là. La famille a été prévenue.
Suicide égale pas d’autopsie ni de descente de la Crim. Par conséquent, pas d’enquête non plus. Le dossier sera classé dans la poubelle la plus proche.
Je n’en tirerai rien de plus.
J’ai à peine raccroché que Salvatore se matérialise, un papier à la main.
— J’ai ce que tu m’as demandé.
— Carte prépayée ?
— Non. Abonnement chez Proximus. Par contre, pas moyen de localiser l’appareil. Soit il a retiré la carte SIM, soit il a ôté la batterie du téléphone. Le service Voice Mail a été désactivé dimanche dernier, 14 juin, à 19 h 07.
— L’abonnement est à quel nom ?
Il pose le feuillet sur mon clavier.
— Un certain Régis Bernier.
6. Épreuves imposées
Malgré la recommandation de Christophe de « ne pas passer trop de temps sur cette affaire de second plan », je surfe près d’une heure sur la Toile à la recherche de Régis Bernier.
Je trouve des Régis Bernier sur Facebook, Twitter et LinkedIn, mais aucun ne correspond au mien. Le plus illustre travaille à la police de la route, à Sherbrooke, une petite ville du Québec, mais il n’a pas quarante ans.
Chaque membre de l’équipe y va de son scénario, du plus simpliste au plus alambiqué.
Alfredo, qui force sur le mojito autant que moi sur le tabac, est persuadé que le type qui m’a appelé est un cambrioleur surpris par la présence du cadavre dans la bicoque qu’il visitait. Pierre pense que j’ai affaire à un tueur en série qui souhaite engager une course-poursuite avec les flics. Pour Loïc, je trempe dans un vaste complot mondial.
Ne manquent qu’Elvis et les extraterrestres.
Il me paraît évident que l’inconnu qui a téléphoné voulait qu’un journaliste découvre le macchabée avant les poulets.
Pourquoi ?
Autre énigme, depuis dimanche soir, jour de la mort selon le légiste, personne dans l’entourage de Régis Bernier ne semble s’être inquiété de son silence, pas même son fouinard de voisin.
Pour quelles raisons ?
À 16 heures, Vanessa se pointe. Elle est surprise de me voir.
— Tu es déjà là ? Qu’est-ce qui se passe ?
Je lui fais un résumé.
Elle reste plantée au milieu de l’allée, scotchée à mes lèvres.
— Putain ! Pour ta première sortie, tu es servi !
Je désigne son Tupperware pour détendre l’atmosphère.
— Qu’est-ce qu’on mange, ce soir ?
— Poulet yassa.
À 21 heures, les senteurs de l’Afrique envahissent le plateau. Je vide mon assiette, descends fumer et profite de l’inattention pour télécharger la série de photos que j’ai prises avec mon iPhone en attendant l’arrivée de Walter White.
J’affiche la première en plein écran.
Je me trouvais à cinq ou six mètres du corps.
Bernier a opté pour une balle sous le menton. La tête rejetée en arrière laisse apparaître le point d’entrée du projectile.
Selon une dépêche que j’ai lue il y a quelque temps, ce n’est pas la méthode la plus efficace. Si le coup est tiré vers le haut, le recul risque de dévier le canon et la balle peut manquer le cerveau. Dans le fait-divers en question, la bastos était restée coincée dans les sinus du gars. Il avait survécu et racontait que c’était comme se prendre un grand coup de poing dans la gueule.
Au vu des projections sur le mur et au plafond, Bernier n’a pas loupé son rendez-vous.
Je passe à la suivante.
Deux mètres.
Je découvre son visage. Gonflé, la bouche tordue, les yeux ouverts. Le reflet du flash rallume un semblant de vie dans ses prunelles.
La mort me fascine.
J’ai fait sa connaissance un 27 avril, quand j’avais dix ans. Pendant les longues semaines qui ont suivi, je me réveillais au milieu de la nuit. Dans la pénombre, je distinguais une silhouette en partie dissimulée derrière mon armoire. Elle se découpait sur les tentures de la chambre. Elle paraissait immobile mais, quand je plissais les yeux, je la voyais bouger. Ce n’étaient que d’infimes mouvements, à peine perceptibles, une sorte de balancement monotone.
J’étais tétanisé, incapable de crier ou de sortir du lit. Tremblant de peur sous les draps, je gardais les bras croisés sur la poitrine et ne laissais passer que le haut de mon visage. Après une éternité, elle surgissait de sa cachette, filait à toute allure devant moi et disparaissait.
Peu à peu, j’ai fini par connaître son manège et m’habituer à sa présence.
Une nuit, alors qu’elle allait s’échapper, j’ai soulevé la couverture et tendu un pied hors du lit. Elle s’est arrêtée net, m’a attrapé la cheville et a mordu mon gros orteil avant de s’évanouir dans la nuit.