Au réveil, j’ai attendu que mon père parte travailler pour raconter l’histoire à ma mère. Elle m’a écouté, puis m’a ausculté les doigts de pieds. Une marque rouge barrait mon orteil. Un demi-cercle, comme la morsure d’un animal.
Aujourd’hui encore, je reste persuadé que je ne rêvais pas, que mon calvaire commençait.
Je poursuis l’analyse des images en triturant mon briquet. Profil gauche, profil droit, de face, j’en ai pris un paquet.
Je zoome sur quelques plans, obnubilé par l’expression du cadavre.
— Qu’est-ce que tu caches, Régis ?
Pour finir, j’ai mitraillé le salon.
Je referme les fichiers.
Chaque année, plus de deux mille Belges se donnent la mort. Un de plus, un de moins, tout le monde s’en fout. Pourtant, je veux savoir, avant d’y aller à mon tour.
Je chasse cette idée, en appelle une autre.
Dans six jours, ma nuit avec Camille.
Notre histoire n’a pas démarré au quart de tour. Le prologue a été aussi long que délicieux.
Les premiers temps, nous échangions quelques SMS, par intermittence. En règle générale, elle prenait l’initiative. Elle me racontait les anecdotes qui ponctuaient ses journées, les demandes saugrenues des clients, les situations cocasses. La femme qui voulait un bouquin ni trop triste ni trop gai. Celle qui cherchait un ouvrage sur le paranormal parce qu’elle était entrée en communication avec son chat mort, ou encore ceux qui charcutaient les titres, La Somme noire de Zola, Les quatre filles du docteur marchent dans la prairie.
Je me régalais.
Elle maniait humour et tendresse avec brio. Je lui répondais sur le même mode, dans l’instant, ou quelques heures plus tard. Le vouvoiement était de mise.
Je la sentais attirée, sans comprendre pourquoi. Ses relances incessantes et la fréquence de nos échanges m’intriguaient, même si le contenu de ses messages ne laissait en rien supposer qu’elle cherchait autre chose qu’un simple divertissement.
Un jour, je suis retourné à la librairie.
Dès qu’elle est apparue, je me suis mis à bafouiller. Entre deux borborygmes, je suis parvenu à lui proposer un café. Elle a accepté. Au long du quart d’heure qu’a duré l’épreuve, j’ai enfilé banalités et tartes à la crème. Je tentais de lui retracer les aventures tragicomiques vécues à la rédaction, mais ça tombait à plat.
Elle me fixait, l’air amusé.
Je m’entendais chercher mes mots, conscient de sombrer dans l’abîme sans fond de la débilité. Moi qui avais la réputation de n’avoir peur de rien, de braver les pires dangers, de me lancer sans état d’âme à l’assaut des citadelles inviolables, je me prenais un râteau magistral.
Au moment de nous quitter, je n’ai pas osé lui faire la bise. Je lui ai serré la main, persuadé que je ne recevrais plus de ses nouvelles. J’ai fumé clope sur clope pour me calmer.
Une demi-heure plus tard, elle m’a envoyé un texto.
Vous avez été nul. Je vous offre une deuxième chance. Mardi prochain ? Je termine à 19 heures.
Vers minuit, l’agence Belga annonce qu’un acteur a été grièvement blessé lors du spectacle du bicentenaire de Waterloo.
J’hésite à mettre en ligne. Je fais appel à l’équipe.
Vanessa hausse les épaules.
— Pourquoi pas ? On n’a rien de mieux pour l’instant.
Je commence à éditer la dépêche quand mon téléphone vibre. Je le coince contre ma joue et continue à écrire.
Jeremy hurle pour couvrir la techno.
— Je suis à la Mezza avec toute la mif, t’es où ?
— Ne gueule pas comme ça. Je bosse.
— Faut que tu rappliques. C’est full people. Cougars à gogo. Si tu veux t’envoyer une vioque, c’est le moment.
Selon sa pyramide des âges, vioque et cougar, c’est entre trente et trente-cinq ans. Camille, dont il ignore l’existence, en a trente-deux.
Je fais un rapide calcul. Je termine dans une heure. Demain, je reprends l’horaire de jour. Si j’y vais, je peux compter sur deux ou trois heures de sommeil, au mieux.
Je m’apprête à décliner, mais mon iPhone m’échappe des mains, le genre d’incident qui se produit deux ou trois fois par semaine. J’ai un abonnement à l’Apple Store du coin, le responsable du service après-vente est devenu un pote.
Je me penche pour le ramasser.
— Le flingue !
La voix lointaine de Jeremy tremblote sur le plancher.
— Quoi ? Qu’est-ce que tu dis ? Le dingue ?
— Je te rappelle.
Je raccroche, attrape ma souris et rouvre les photos du matin. Je savais que j’avais loupé quelque chose. Si un type se tire une balle à bout portant, l’arme devrait tomber sur ses genoux ou à ses pieds.
Je consulte les images. Rien.
— Bordel de merde, où est passé ce calibre ?
Alertés, Vanessa et Pierre s’approchent.
Elle fait aussitôt un pas en arrière.
— Beurk, c’est dégueu !
Pierre se penche vers l’écran avec un rictus de dégoût.
— Qu’est-ce que tu cherches ?
— Le flingue. Tu le vois quelque part ?
Il parcourt les photos et termine par celles que j’ai prises de la pièce.
Il pointe son index.
— Là.
Le pistolet se trouve sous le bureau, à quelques mètres du macchabée. Sauf tour de passe-passe, je ne vois pas comment il a atterri là.
Vanessa surmonte sa nausée, une main sur la bouche.
— Vous avez vu, sur le bureau ?
Je colle mon nez sur la photo.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Un écran, un clavier, une imprimante, une station d’accueil, mais l’ordi s’est envolé.
VENDREDI 19 JUIN 2015
7. L’aigle du désert
Après quelques sautillements, l’image se stabilise et Sébastien Mousse apparaît à l’écran.
— Salut, Seb.
Il règle la caméra, élargit le plan. Il entame son petit déjeuner, assis dans sa cuisine.
— Salut, mec.
Je jette un coup d’œil à l’insert vidéo. Je suis dans un triste état, en calcif dans mon canapé, la clope au bec, au milieu du chaos habituel.
Je n’aurais pas dû lui proposer un appel Skype à 7 heures du mat. Quand je l’ai contacté avant de quitter le journal, je ne pensais pas que je succomberais à la tentation et rejoindrais Jeremy. Le jour se levait au moment où je suis rentré.
J’ai la cervelle au point mort et j’affiche la trogne d’un déterré.
Il fait la grimace.
— Tu as bien fait de m’appeler.
Sébastien est thanatopracteur dans la région du Havre. Son job consiste à redonner une apparence respectable aux défunts.
— Nuit sans lune et téquila cannelle.
— Il y a du boulot.
À sa place, je ne la ramènerais pas. Même sans gueule de bois, il a le teint cireux. Il n’a plus un poil sur le caillou et porte de fines lunettes fumées derrière lesquelles ses yeux globuleux bougent par à-coups, comme ceux d’un reptile.
Je tente un sourire.
— Ça ira mieux après quatre cafés.
Je l’ai rencontré à Paris, il y a trois ans. Je suivais une formation sur un logiciel danois, il participait à un colloque consacré à son art. On a sympathisé. Il est l’un des rares à qui je me suis confié, un soir, au bar de l’hôtel.