Nous étions un peu saouls. Après avoir discuté de nos métiers respectifs, il est parti dans une tirade grandiloquente.
« Tu penses, depuis le temps que je fréquente la mort, je commence à la connaître. Les survies miraculeuses et les suicides ratés, ça n’existe pas. Ce ne sont ni des coups de chance pour les uns ni de la maladresse pour les autres. C’est elle qui décide. N’essaie pas de la baiser. Les mecs qui vont clamser savent quand leur heure est arrivée. Ils le sentent dans les genoux ou les dents, quelques jours ou quelques heures avant. Parfois, elle bluffe. Elle entrouvre les portes de son royaume pour te faire miroiter des perspectives prometteuses, comme une pute qui écarte les pans de sa robe. La Faucheuse est une redoutable tentatrice. »
L’alcool aidant, j’ai embrayé. Je lui ai confié ce que je gardais au fond de moi. Je lui ai parlé de Greg, de la silhouette et de l’expérience que j’avais vécue peu après.
J’avais douze ans. Je passais mes vacances avec mes parents, du côté de Royan. Je restais des heures à la plage, seul, au bord de l’eau. Allongé sur mon matelas pneumatique, j’adorais affronter les vagues.
À d’autres moments, quand la mer était calme, je me laissais aller au gré de la marée en admirant les fonds marins à travers la fenêtre en plastique.
Un après-midi, le courant m’a emporté vers le large sans que je m’en aperçoive. Après un temps, je me suis retourné et j’ai constaté que j’avais dérivé. Je discernais les gens au loin, sur la plage, minuscules.
J’ai balisé. J’ai fait de grands moulinets avec les bras pour revenir vers la côte. Je me battais contre les flots en hurlant. Au lieu d’avancer, j’avais le sentiment de m’éloigner à chaque mouvement.
La flotte devenait de plus en plus froide. J’ai compris que je ne m’en sortirais pas. Il fallait que je quitte le matelas. Quand je l’ai abandonné, mes jambes se sont enfoncées, aspirées par le fond.
Je sanglotais, je claquais des dents. J’ai commencé à nager. Une vague a déferlé et j’ai bu la tasse. L’eau était noire, salée. J’ai toussé, craché. Mes poumons étaient en feu. J’étais épuisé. Peu à peu, mes forces m’ont quitté. Une certitude m’a envahi. J’avais douze ans. À mon tour, j’allais mourir.
Une crampe m’a foudroyé la jambe. J’ai avalé une deuxième tasse, puis une troisième.
Avant de couler, j’ai appelé ma mère. Peine perdue, elle somnolait sous un parasol. Quant à mon père, il s’en foutait.
Sans que je puisse l’expliquer, j’ai arrêté d’avoir peur. Une douce léthargie m’a envahi.
Peu à peu, elle a fait place à une sensation de bien-être. Des lumières se sont mises à clignoter devant mes yeux. J’étais bien. Je flottais dans un univers féerique. Mon corps ne m’appartenait plus. Je l’ai quitté. Je l’ai vu sombrer lentement dans les profondeurs de l’océan.
La silhouette est apparue et je me suis laissé aller dans ses bras. Au moment de m’en aller avec elle, j’ai éprouvé un choc et j’ai ouvert les yeux.
Des visages étaient penchés sur moi. J’étais allongé sur le sable, le sol tanguait. Un homme me faisait du bouche-à-bouche. Je sentais ses lèvres chaudes contre les miennes, son souffle envahissait mes poumons.
Debout derrière lui, Greg se moquait de moi.
J’avais la nausée. Mes jambes, mes bras, mon ventre me faisaient mal.
Une pensée dominait.
Pourquoi ne m’ont-ils pas laissé mourir ?
Sébastien m’arrache à ma rêverie.
— Dis-moi, c’est pour pieuter en calbar devant ton écran que tu m’appelles ?
Je secoue la tête, allume une cigarette.
— Excuse-moi.
Il attrape un croissant.
— Alors ?
Je lui raconte l’histoire, depuis l’appel anonyme jusqu’à l’absence de l’ordinateur en mettant l’accent sur le flingue découvert sous le bureau.
Il avale une gorgée de café.
— Envoie les images.
Il disparaît de l’écran. La première photo du cadavre de Régis Bernier prend la relève.
— Les flics ont prétendu qu’il était mort depuis au moins trois jours.
Sa voix résonne en arrière-plan.
— Mouais. L’odeur ? Tu as vu des mouches ?
— Ça puait, mais pas de mouches. À part la porte de derrière, la bicoque était fermée.
— Passe aux suivantes.
J’aligne la série.
— Qu’est-ce que tu en penses ?
— Tir à bout touchant avec explosion de la boîte crânienne. La matière cérébrale a giclé partout, ce qui signifie flagrance importante de l’odeur du sang et de la poudre. En lieu clos, c’est ce qui prédomine. La tache verte abdominale au niveau du cæcum apparaît entre quarante-huit et soixante-douze heures après. Là, nous sommes en départ de putréfaction. Je valide les trois jours.
D’après les bruits de déglutition, il commente les photos en poursuivant son repas.
— Bon ap’. Je te montre le flingue.
Il zoome sur l’image et siffle d’admiration.
— Desert Eagle, pas mal.
Je n’avais pas identifié le modèle, c’est pourtant l’un des rares que je connaisse. Lara Croft en avait fait son arme de prédilection.
— Tu as vu où il se trouve ? Il est loin du macchabée. Ça n’a pas l’air d’avoir troublé les flics.
— Ça peut s’expliquer. Considérant le recul de ce bijou, tu peux être sûr de te le prendre dans la gueule la première fois que tu l’utilises, surtout si tu n’as jamais fait de tir. C’est une des pires armes de collectionneur.
— Donc, plausible ?
Il hésite.
— Si c’était son baptême du feu, le pistolet a pu valdinguer mais, dans ce cas, il se serait probablement loupé. J’en ai un comme ça, dans mon bled. Il a foiré son coup et s’est fait sauter le maxillaire. Maintenant, il se trimballe avec la gueule cassée, genre 14–18. En plus, il a repris goût à la vie. Pour la drague, je te dis pas.
— En deux mots, si le type s’en servait pour la première fois, c’est possible. Si c’était un habitué de la gâchette, il y a une couille dans le potage.
— On peut dire ça.
— Merci, Seb. Je te laisse rafistoler tes viandes.
Je me déconnecte.
Ce mort m’obsède. Si Bernier était novice en matière d’armes, l’affaire s’arrête là. Il s’est tiré une balle dans la tête et a réussi son coup malgré le recul. Le Desert Eagle a rebondi sur ses genoux et est allé se nicher sous le bureau.
Pour l’appel téléphonique et l’ordinateur manquant, une explication doit exister. Enfin, je suppose.
Autrement, la théorie du flingue volant s’écroule.
Ça change la donne. Rien ne dit que le Desert Eagle appartenait à Bernier. Il s’agirait d’un meurtre camouflé en suicide.
Je tente de construire un scénario.
Le tueur se pointe chez Bernier dimanche avant 19 heures.
Il fait péter la porte, le menace et lui pique son téléphone. Il efface les messages vocaux, la liste des appels et les SMS, puis désactive la messagerie à 19 h 07. Ensuite, il cuisine le type. Gentiment. Si le corps de Bernier portait des traces de torture, les flics l’auraient remarqué et la Crim serait venue.
À minuit, le tueur décide d’en finir et lui tire une balle dans la tête, puis file avec l’ordinateur et le téléphone.
Tout tient.
Sauf deux choses.
Pourquoi commet-il l’erreur de mettre le Desert Eagle sous le bureau, alors que le meurtre était parfait ?
Secundo, de qui provient cet appel, trois jours plus tard ?