Ça ne colle pas.
Mes profs m’ont appris que la mission du journaliste était de se documenter, d’observer les faits sans interprétation, de décortiquer l’actualité et d’utiliser ses connaissances pour faire une analyse pertinente.
Si l’on s’en tenait à ce seul principe, sans aller plus loin, sans remuer un peu la fange, il n’y aurait ni affaire Luxleaks ni scandale du Watergate. Silvio Berlusconi et Jérôme Cahuzac seraient blancs comme neige, on ignorerait que les Américains ont mis en place un programme d’espionnage du Web et personne ne saurait qu’il y a du pétrole et des résidus de silicone dans les frites de chez McDonald’s.
Le moment est venu de donner un peu de piment à ma vie professionnelle.
8. Vivo per lei
7 h 55.
Un lingot de plomb brinquebale dans mon crâne.
Pierre et Alfredo sont à pied d’œuvre depuis un bon moment. Ils ont démarré à 6 heures pour parcourir les dépêches de la nuit et lancer les premiers titres.
Alfredo me regarde approcher, l’œil goguenard.
— Viva Brasil.
Je mets un temps avant de faire le lien avec ma chemise jaune et mon pantalon vert.
En guise de réponse, je souffle dans mon poing et imite le bruit d’une vuvuzela.
Je vis en couleurs. Je hais le noir, le blanc et les dégradés de gris cafardeux. La plupart des gens ont l’air de sortir d’un enterrement. J’aime le rouge pétant, l’orange fluo, le jaune citron, le vert pistache. Les couleurs illuminent la vie. Été comme hiver, je ressemble au drapeau de la Gay Pride.
Pierre fait tinter de la monnaie dans sa main et se lève.
— Café ? J’ai l’impression que tu en as besoin.
— Merci, avec deux aspirines et beaucoup de sucre.
Je le regarde s’éloigner.
Ma discussion avec Seb n’a fait qu’embrouiller les choses. Mon imagination me joue des tours.
Simplifions.
Bernier a voulu en finir avec la vie. Il s’est payé un flingue capable d’arrêter une charge de rhino et s’est fait sauter le caisson. Le recul a envoyé son joujou sous le bureau. Trois jours plus tard, le facteur, un voisin ou le laitier a découvert son cadavre. Au lieu de prévenir les flics qui lui auraient posé un tas de questions, le type a préféré téléphoner à un journaliste. Quant à l’ordi, il est cassé ou en réparation.
Point.
Fin du thriller.
Pierre revient avec les jus et la Bomba dans son sillage.
Elle me dévisage, se penche et murmure dans mon oreille.
— Nuit d’ivresse ou nuit d’amour ?
Nos parties de jambes en l’air sont épisodiques. La dernière en date remonte à quelques semaines. Sa vie sexuelle est mouvementée. Elle collectionne les partenaires. Malgré ça, elle aimerait que je sois tout à elle.
Je lui adresse un clin d’œil.
— Curiosité ou jalousie ?
— J’hésite. Passe chez moi demain soir, on va approfondir la question.
À 9 h 58, Christophe se dirige vers la salle de conférences en rameutant les troupes.
— C’est l’heure.
Je prends mon téléphone, mon PC, mon iPad et lui emboîte le pas.
La réunion de rédaction est un moment-clé. Tous les chefs de service y participent. Éloïse et moi devons y rendre compte de l’activité Web et mettre à jour la feuille de route.
Je me dirige vers le fond de la salle et m’affale sur une chaise. Le trajet m’a épuisé. Mes jambes pèsent une tonne, j’ai la bouche sèche et mes oreilles bourdonnent.
La séance est ouverte.
Le score d’audience du Soir en ligne. Stable. En moyenne, nous attirons quelque 250 000 visiteurs par jour.
Les articles les plus consultés. Éloïse énumère les clics et les retweets sur Twitter, le nombre de likes et de partages sur la page Facebook.
Place à la politique intérieure.
Je somnole en faisant tourner mon paquet de cigarettes pendant que la responsable critique l’attitude de la ministre de l’Éducation. Quand l’intervention touche à sa fin, l’écran de mon iPhone s’allume pour m’informer de l’arrivée d’un message.
Camille.
Laquelle ?
Une photo suit.
Robe turquoise. Elle est en équilibre sur un pied, bras tendus au-dessus de la tête, dans la posture d’une danseuse classique.
D’une main, je masque mon sourire.
Deuxième image. Jupe plissée jaune, chemisier à fleurs. Une jambe vers l’avant, les bras croisés sur sa poitrine, les yeux exorbités. Une expression de terreur déforme ses traits.
Les actu du monde. Les Grecs vident leurs comptes.
J’ouvre la troisième en retenant ma respiration.
Pantalon rouge vif, débardeur bariolé. Elle se tient de profil, le buste tordu, les bras en angle droit, style bas-relief égyptien.
Économie. Le manager de l’année. Ceux qui l’ont précédé ont-ils confirmé le bien qu’on pensait d’eux ? Une enquête sur la question serait judicieuse.
Je la joue discret et lui envoie ma réponse.
Celle où tu es poursuivie par des zombies.
Notre deuxième rencontre a été culte. Nous nous la repassons souvent.
Je voulais éviter de tomber dans le même traquenard que la première fois. Je devais rattraper mon retard et rétablir un semblant d’équilibre.
J’ai longuement réfléchi.
Le mardi suivant, je suis allé au rendez-vous à l’heure fixée, affublé d’une veste mauve et de baskets assorties.
J’ai pris l’air sûr de moi et lui ai fait la bise.
— J’ai réservé une table dans un resto, mais avant, j’aimerais vous montrer quelque chose.
Je l’ai fait monter dans ma voiture, lavée, aspirée et débarrassée de l’odeur de clope et je l’ai emmenée au bar karaoké du Sablon. Nous nous sommes assis côte à côte et j’ai commandé deux verres au serveur avant d’aller au comptoir en roulant des épaules pour sélectionner une chanson.
Elle en a déduit que j’étais un ténor égocentrique et que je l’avais emmenée là pour la faire baver d’admiration.
Quand mon tour est venu de monter sur scène, je lui ai annoncé que j’avais choisi « Vivo per lei », un duo en italien.
Je me suis levé, lui ai tendu la main.
— Vous m’accompagnez ?
Elle a sauté sur ses deux pieds.
— À vos risques et périls.
Les accords de l’intro ont résonné.
L’œil larmoyant, une main sur le cœur, je me suis lancé.
Côté paroles, c’était nickel, ma mère est italienne. En revanche, ça craignait au niveau de la mélodie : je chante comme une corne de brume.
Elle a éclaté de rire. Après le premier couplet, je l’ai prise par la taille. Elle a ébouriffé sa chevelure et a embrayé.
Une catastrophe.
Les premiers sifflets ont retenti. En quelques secondes, la salle entière nous huait. Indifférents aux gens qui gueulaient, nous échangions des regards kitsch-langoureux. Nous vivions notre délire comme des ados de quinze ans.
Depuis, notre jardin secret est fait de rires, de complicité et de moments de grâce.
Culture. La rentrée littéraire se prépare. Qu’ils en finissent, j’ai envie d’allumer une clope. Les Who fêteront leur demi-siècle d’existence au Zénith, le 30 juin.
Quand je pense qu’au début des sixties Pete Townshend hurlait sur scène qu’il espérait mourir avant d’être vieux. Tu manques de cohérence, Pete, mais tu avais raison. Il faut savoir partir au bon moment pour entrer dans la légende. Je ne suivrai pas ta voie.