– Sainte-Chapelle! Sainte-Chapelle! telle fut la clameur touriste et ceux qui la poussèrent, cette clameur touriste, entraînèrent Gabriel vers le car dans un élan irrésistible.
– Il leur a tapé dans l'œil, dit Fédor Balanovitch à Zazie restée comme lui en arrière.
– Faut tout de même pas, dit Zazie, s'imaginer que je vais me laisser trimbaler avec tous ces veaux.
– Moi, dit Fédor Balanovitch, je m'en fous.
Et il remonta devant son volant et son micro, utilisant aussitôt ce dernier instrument:
– Allons grouillons! qu'il haut-parlait jovialement. Schnell! Schnell!
Les admirateurs de Gabriel l'avaient déjà confortablement installé et, munis d'appareils adéquats, mesuraient le poids de la lumière afin de lui tirer le portrait avec des effets de contre-jour. Bien que toutes ces attentions le flattassent, il s'enquit cependant du destin de sa nièce. Ayant appris de Fédor Balanovitch que la dite se refusait à suivre le mouvement, il s'arrache au cercle enchanté des xénophones, redescend et se jette sur Zazie qu'il saisit par un bras et entraîne vers le car.
Les caméras crépitent.
– Tu me fais mal, glapissait Zazie folle de rage.
Mais elle fut elle aussi emportée vers la Sainte-Chapelle par le véhicule aux lourds pneumatiques.
IX
– Ouvrez grand vos hublots, tas de caves, dit Fédor Balanovitch. A droite vous allez voir la gare d'Orsay. C'est pas rien comme architecture et ça peut vous consoler de la Sainte-Chapelle si on arrive trop tard ce qui vous pend au nez avec tous ces foutus encombrements à cause de cette grève de mes deux.
Communiant dans une incompréhension unanime et totale, les voyageurs béèrent. Les plus fanatiques d'entre eux n'avaient d'ailleurs fait aucune attention aux grognements du haut-parleur et, grimpés à contresens sur les sièges, ils contemplaient avec émotion l'archiguide Gabriel. Il leur sourit. Alors, ils espérèrent.
– Sainte-Chapelle, qu'ils essayaient de dire. Sainte-Chapelle…
– Oui, oui, dit-il aimablement. La Sainte-Chapelle (silence) (geste) un joyau de l'art gothique (geste) (silence).
– Recommence pas à déconner, dit aigrement Zazie.
– Continuez, continuez, crièrent les voyageurs en couvrant la voix de la petite. On veut ouïr, on veut ouïr, ajoutèrent-ils en un grand effort berlitzscoulien.
– Tu vas tout de même pas te laisser faire, dit Zazie.
Elle lui prit un morceau de chair à travers l'étoffe du pantalon, entre les ongles, et tordit méchamment. La douleur fut si forte que de grosses larmes commencèrent à couler le long des joues de Gabriel. Les voyageurs qui, malgré leur grande expérience du cosmopolitisme, n'avaient encore jamais vu de guide pleurer, s'inquiétèrent; analysant ce comportement étrange, les uns selon la méthode déductive, les autres selon l'inductive, ils conclurent à la nécessité d'un pourliche. Une collecte fut faite, on la posa sur les genoux du pauvre homme, dont le visage redevint souriant plus d'ailleurs par cessation de souffrance que par gratitude, car la somme n'était pas considérable.
– Tout ceci doit vous paraître bien singulier, dit-il timidement aux voyageurs.
Une francophone assez distinguée esprima l'opinion commune:
– Et la Sainte-Chapelle?
– Ah ah, dit Gabriel et il fit un grand geste.
– Il va parler, dit la dame polyglotte à ses congénères en leur idiome natif.
D'aucuns, encouragés, montèrent sur les banquettes pour ne rien perdre et du discours et de la mimique. Gabriel toussota pour se donner de l'assurance. Mais Zazie recommença.
– Aouïe, dit Gabriel distinctement,
– Le pauvre homme, s'écria la dame.
– Ptite vache, murmura Gabriel en se frottant la cuisse.
– Moi, lui souffla Zazie dans le cornet de l'oreille, je me tire au prochain feu rouge. Alors, tonton, tu vois ce qui te reste à faire.
– Mais après, comment on fera pour rentrer? dit Gabriel en gémissant.
– Puisque je te dis que j'ai pas envie de rentrer.
– Mais ils vont nous suivre…
– Si on descend pas, dit Zazie avec férocité, je leur dis que t'es un hormosessuel.
– D'abord, dit paisiblement Gabriel, c'est pas vrai et, deuzio, i comprendront pas.
– Alors, si c'est pas vrai, pourquoi le satyre t'a dit ça?
– Ah pardon (geste). Il est pas du tout démontré que ça eille été un satyre.
– Bin qu'est-ce qu'i te faut.
– Ce qu'il me faut? Des faits!
Et il fit de nouveau un grand geste d'un air illuminé qui impressionna fortement les voyageurs fascinés par le mystère de cette conversation qui joignait à la difficulté du vocabulaire tant d'associations d'idées exotiques.
– D'ailleurs, ajouta Gabriel, quand tu l'as amené, tu nous as dit que c'était un flic.
– Oui, mais maintenant je dis que c'était un satyre. Et puis, tu n'y connais rien.
– Oh pardon (geste), je sais ce que c'est.
– Tu sais ce que c'est?
– Parfaitement, répondit Gabriel vexé, j'ai eu souvent à repousser les assauts de ces gens-là. Ça t'étonne?
Zazie s'esclaffa.
– Ça ne m'étonne pas du tout, dit la dame francophone qui comprenait vaguement qu'on était sur le chapitre des complexes. Oh! mais!! pas du tout!!!
Et elle biglait le colosse avec une certaine langueur.
Gabriel rougit et resserra le nœud de sa cravate après avoir vérifié d'un doigt preste et discret que sa braguette était bien close.
– Tiens, dit Zazie qui en avait assez de rire, tu es un vrai tonton des familles. Alors, on se tire?
Elle le pinça de nouveau sévèrement. Gabriel fit un petit saut en criant aouïe. Bien sûr qu'il aurait pu lui foutre une tarte qui lui aurait fait sauter deux ou trois dents, à la mouflette, mais qu'auraient dit ses admirateurs? Il préférait disparaître du champ de leur vision que de leur laisser l'image pustuleuse et répréhensible d'un bourreau d'enfant. Un encombrement appréciable s'étant offert, Gabriel, suivi de Zazie, descendit tranquillement tout en faisant aux voyageurs déconcertés de petits signes de connivence, hypocrite manœuvre en vue de les duper. Effectivement, les dits voyageurs repartirent avant d'avoir pu prendre de mesures adéquates. Quant à Fédor Balanovitch, les allées et venues de Gabriella le laissaient tout à fait indifférent et il ne se souciait que de mener ses agneaux en lieu voulu avant l'heure où les gardiens de musée vont boire, une telle faille dans le programme n'étant pas réparable car le lendemain les voyageurs partaient pour Gibraltar aux anciens parapets. Tel était leur itinéraire.
Après les avoir regardés s'éloigner, Zazie eut un petit rire, puis, par une habitude rapidement prise, elle saisit à travers l'étoffe du pantalon un bout de chair de cuisse de l'oncle entre ses ongles et lui imprime un mouvement hélicoïdal.
– Merde à la fin, gueula Gabriel, c'est pas drôle quoi merde ce petit jeu-là, t'as pas encore compris?
– Tonton Gabriel, dit Zazie paisiblement, tu m'as pas encore espliqué si tu étais un hormosessuel ou pas, primo, et deuzio où t'avais été pêcher toutes les belles choses en langue forestière que tu dégoisais tout à l'heure? Réponds.
– T'en as dla suite dans les idées pour une mouflette, observa Gabriel languissamment.
– Réponds donc, et elle lui foutit un bon coup de pied sur la cheville.
Gabriel se mit à sauter à cloche-pied en faisant des simagrées.
– Houille, qu'il disait, houïe là là aouïe.
– Réponds, dit Zazie.
Une bourgeoise qui maraudait dans le coin s'approcha de l'enfant pour lui dire ces mots:
– Mais, voyons, ma petite chérie, tu lui fais du mal à ce pauvre meussieu. Il ne faut pas brutaliser comme ça les grandes personnes.
– Grandes personnes mon cul, répliqua Zazie. Il veut pas répondre à mes questions.
– Ce n'est pas une raison valable. La violence, ma petite chérie, doit toujours être évitée dans les rapports humains. Elle est éminemment condamnable.