– Vous, dit Gabriel au flicmane, je vous prie de me laisser élever cette môme comme je l'entends. C'est moi qui en ai la responsibilitas. Pas vrai, Zazie?
– Paraît, dit Zazie. En tout cas, moi, rien à faire pour que je bouffe cette saloperie.
– Mademoiselle désire? s'enquit hypocritement un loufiat vicieux qui flairait la bagarre.
– Jveux ottchose, dit Zazie.
– Notre choucroute alsacienne ne plaît pas à la petite demoiselle? demanda le vicieux loufiat.
Il voulait faire de l'ironie, le cou.
– Non, dit Gabriel avec force et autorité, ça lui plaît pas.
Le loufiat considéra pendant quelques instant le format de Gabriel, puis en la personne de Trouscaillon subodora le flic. Tant d'atouts réunis dans la seule main d'une fillette l'incitèrent à boucler sa grande gueule. Il allait donc faire une démonstration de plat ventre, lorsqu'un gérant, plus con encore, s'avisa d'intervindre. Il fit aussitôt son numéro de charme.
– De couaille, de couaille, qu'il pépia, des étrangers qui se permettent de causer cuisine? Bin merde alors, i sont culottés les touristes st'année. I vont peut-être se mettre à prétendre qu'i s'y connaissent en bectance, les enfouarés.
Il interpella quelques-uns d'entre eux (gestes).
– Non mais dites donc, vous croyez comme ça qu'on a fait plusieurs guerres victorieuses pour que vous veniez cracher sur nos bombes glacées? Vous croyez qu'on cultive à la sueur de nos fronts le gros rouge et l'alcool à brûler pour que vous veniez les déblatérer au profit de vos saloperies de cocacola ou de chianti? Tas de feignants, tandis que vous pratiquiez encore le cannibalisme en suçant la moelle des os de vos ennemis charcutés, nos ancêtres les Croisés préparaient déjà le biftèque pommes frites avant même que Parmentier ait découvert la pomme de terre, sans parler du boudin zaricos verts que vzavez jamais zétés foutus de fabriquer. Ça vous plaît pas? Non? Comme si vous y connaissiez quelque chose!
Il reprit sa respiration pour continuer en ces termes polis:
– C'est p-têtt le prix qui vous fait faire cette gueule-là? I sont pourtant bin nonnêtes, nos prix. Vous vous rendez pas compte, tas de radins. Avec quoi qu'il ne paierait pas ses impôts, le patron, s'il ne tenait pas compte de tous vos dollars que vous savez pas quoi en faire.
– T'as fini de déconner? demanda Gabriel. Le gérant pousse un cri de rage.
– Et ça prétend causer le français, qu'il se met à hurler.
Il se tourna vers le vicieux loufiat et lui communiqua ses impressions:
– Non mais t'entends cette grossière merde qui se permet de m'adresser la parole en notre dialecte. Si c'est pas écœurant…
– I cause pas mal pourtant, dit le vicieux loufiat qu'avait peur de recevoir des coups.
– Traître, dit le gérant exacerbé, hagard et trémulant.
– Qu'est-ce que t'attends pour lui casser la gueule? demanda Zazie à Gabriel.
– Chtt, fit Gabriel.
– Tordez-y donc les parties viriles, dit la veuve Mouaque, ça lui apprendra à vivre.
– Je veux pas voir ça, dit Trouscaîllon qui verdit. Pendant que vous opérerez, je m'absenterai le temps qu'il faut. J'ai justement un coup de bigophone à passer à la Préfectance.
Le vicieux loufiat d'un coup de coude dans le bide du gérant souligna le propos du client. Le vent tourna.
– Ceci dit, commença le gérant, ceci dit, que désire mademoiselle?
– Le truc que vous me servez là, dit Zazie, c'est tout simplement de la merde.
– Y a eu erreur, dit le gérant, avec un bon sourire, y a eu erreur, c'était pour la table à côté, pour les voyageurs.
– I sont avec nous, dit Gabriel.
– Vous inquiétez pas, dit le gérant d'un air complice, je trouverai bien à la replacer ma choucroute. Qu'est-ce que vous désirez à la place, mademoiselle?
– Une autre choucroute.
– Une autre choucroute?
– Oui, dit Zazie, une autre choucroute.
– C'est que, dit le gérant, l'autre sera pas meilleure que celle-là. Je vous dis ça tout de suite pourque ça recommence pas, vos réclamations.
– Somme toute, y a que de la chose à manger dans votre établissement?
– Pour vous servir, dit le gérant. Ah si y avait pas les impôts (soupir).
– Miam miam, dit un voyageur en dégustant le fin fond de son assiette de choucroute. D'un geste, il signifia qu'il en revoulait.
– Là, dit le gérant triomphalement.
Et l'assiette de Zazie que le vicieux loufiat venait juste d'enlever réapparut en face du boulimique.
– Comme je vois que vous êtes des connaisseurs, continua le gérant, je vous conseille de prendre notre cornède bif nature. Et j'ouvrirai la boîte devant vous.
– Il a mis du temps pour comprendre, dit Zazie.
Humilié, l'autre s'éloignait. Gabriel, bonne âme, pour le consoler, lui demanda:
– Et votre grenadine? Elle est bonne, votre grenadine?
XIII
Mado Ptits-pieds regarda le téléphone sonner pendant trois secondes, puis à la quatrième entreprit d'écouter ce qui se passait à l'autre bout. Ayant descendu l'instrument de son perchoir, elle l'entendit aussitôt emprunter la voix de Gabriel qui lui déclarait qu'il avait deux mots à dire à sa ménagère.
– Et fonce, qu'il ajouta.
– Je peux pas, dit Mado Ptits-pieds, je suis toute seule, msieu Turandot n'est pas là.
– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.
– Eh conne, dit la voix de Gabriel, si y a personne tu boucles la lourde, si y a quelqu'un tu le fous dehors. T'as compris, fleur de nave?
– Oui, msieu Gabriel.
Et elle raccrocha. C'était pas si simple. Y avait en effet un client. Elle aurait pu le laisser tout seul d'ailleurs, puisque c'était Charles et que Charles c'était pas le type à aller fouiner dans le tiroir-caisse pour y saisir quelque monnaie. Un type honnête, Charles. La preuve, c'est qu'il venait de lui proposer le conjungo.
Mado Ptits-pieds avait à peine commencé à réfléchir à ce problème que le téléphone se remettait à sonner.
– Merde, rugit Charles, y a pas moyen d'être tranquille dans ce bordel.
– Tu causes, tu causes, dit Laverdure que la situation énervait, c'est tout ce que tu sais faire.
Mado Ptits-pieds reprit l'écouteur en main, et s'entendit propulser un certain nombre d'adjectifs tous plus désagréables les uns que les autres.
– Raccroche donc pas, sorcière, tu saurais pas où me rappeler. Et fonce donc, t'es toute seule ou y a quelqu'un?
– Y a Charles.
– Qu'est-ce qu'on lui veut à Charles, dit Charles noblement.
– Tu causes, tu causes, c'est tout, dit Laverdure, ce que tu sais faire.
– C'est lui qui gueule comme ça? demanda le téléphone.
– Non, c'est Laverdure. Charles, lui, il me parle marida.
– Ah! il se décide, dit le téléphone avec indifférence. Ça l'empêche pas d'aller chercher Marceline, si toi tu veux pas t'appuyer les escaliers. Il fera bien ça pour toi, le Charles.
– Je vais lui demander, dit Mado Ptits-pieds.
(un temps)
– I dit qu'i veut pas.
– Pourquoi?
– Il est fâché contre vous.
– Le con. Dis-y qu'il s'amène au bout du fil.
– Charles, cria Mado Ptits-pieds (geste).
Charles ne dit rien (geste).
Mado s'impatiente (geste).
– Alors ça vient? demande le téléphone.
– Oui, dit Mado Ptits-pieds (geste).
Finalement Charles, ayant écluse son verre, s'approche lentement de l'écouteur, puis, arrachant l'appareil des mains de sa peut-être future, il profère ce mot cybernétique:
– Allô.
– C'est toi, Charles?
– Rrroin.
– Alors fonce et va chercher Marceline que je lui cause, c'est hurgent.
– J'ai d'ordres à recevoir de personne.
– Ah là là, s'agit pas de ça, grouille que je te dis, c'est hurgent.
– Et moi je te dis que j'ai d'ordres à recevoir de personne.