Il essuya ses lèvres gluantes avec le revers de sa main (gauche) et, sur ce, commença la séance de charme annoncée.
– Moi, qu'il dit comme ça, je suis un volage. La mouflette cambrousarde, elle m'intéressait pas malgré ses histoires meurtrières. Je vous parle là de la matinée. Mais, dans la journée, voilà-t-il pas que je tombe une rombière de la haute, à première vision. La baronne Mouaque. Une veuve. Elle m'a dans l'épiderme. En cinq minutes, sa vie était chamboulée. Faut dire qu'à ce moment-là j'étais revêtu de mes plus beaux atours d'agent de la circulation. J'adore ça. Je m'amuse avec cet uniforme, vous pouvez pas vous en faire une idée. Ma plus grande joie, c'est de siffler un taxi et de monter dedans. Le cancrelat au volant, il en revient pas. Et je me fais ramener chez moi. Soufflé, le cancrelat (silence). Peut-être me trouvez-vous un peu snob?
– Chacun ses goûts.
– Je ne vous charme toujours pas?
– Non.
Bertin Poirée toussota deux trois coups, puis reprit en ces termes:
– Faut que je vous raconte comment je l'ai rencontrée, la veuve.
– On s'en fout, dit doucement Marceline.
– En tout cas, je l'ai fourguée au Mont-de-piété. Moi, les évolutions de Gabriella (Gabriella!), vous pensez si ça me laisse terne. Tandis que vous… vous me faites briller.
– Oh! meussieu Pedro-surplus, vous n'avez pas honte?
– Honte… honte… c'est vite dit. Est-on délicat lorsqu'on jase? (un temps) Et puis, ne m'appelez pas Pedro-surplus. Ça m'agace. C'est un blase que j'ai inventé sur l'instant, comme ça, à l'intention de Gabriella (Gabriella!), mais j'y suis pas habitué, je l'ai jamais utilisé. Tandis que j'en ai d'autres qui me conviennent parfaitement.
– Comme Bertin Poirée?
– Par egzemple. Ou bien encore celui que j'adopte lorsque je me vêts en agent de police (silence).
Il parut inquiet.
– Je me vêts, répéta-t-il douloureusement. C'est français ça: je me vêts? Je m'en vais, oui, mais: je me vêts? Qu'est-ce que vous en pensez, ma toute belle?
– Eh bien, allez-vous-en.
– Ça n'est pas du tout dans mes intentions. Donc, lorsque je me vêts…
– Déguise…
– Mais non! pas du tout!! ce n'est pas un déguisement!!! qu'est-ce qui vous a dit que je n'étais pas un véritable flic?
Marceline haussa les épaules.
– Eh bien vêtez-vous.
– Vêtissez-vous, ma toute belle. On dit: vêtis-sez-vous.
Marceline s'esclaffa.
– Vêtissez-vous! vêtissez-vous! Mais vous êtes nul. On dit: vêtez-vous.
– Vous ne me ferez jamais croire ça.
Il avait l'air vexé.
– Regardez dans le dictionnaire.
– Un dictionnaire? mais j'en ai pas sur moi de dictionnaire. Ni même à la maison. Si vous croyez que j'ai le temps de lire.Avec toutes mes occupations.
– Y en a un là-bas (geste).
– Fichtre, dit-il impressionné. C'est que vous êtes en plus une intellectuelle.
Mais il bougeait pas.
– Vous voulez que j'aille le chercher? demanda doucement Marceline.
– Non, j'y vêts.
L'air méfiant, il alla prendre le livre sur une étagère en s'efforçant de ne pas perdre de vue Marceline. Puis, revenu avec le bouquin, il se mit à le consulter péniblement et s'absorba complètement dans ce travail.
– Voyons voir… vésubie… vésuve… vetter… véturie, mère de Coriolan… ça y est pas.
– C'est avant les feuilles roses qu'il fautregarder.
– Et qu'est-ce qu'il y a dans les feuilles rosés? des cochonneries, je parie… j'avais pas tort, c'est en latin… «fèr' ghiss ma-inn nich't', veritas odium ponit, victis honos…», ça y est pas non plus.
– Je vous ai dit: avant les feuilles roses.
– Merde, c'est d'un compliqué… Ah! enfin, des mots que tout le monde connaît… vestalat… vésulien… vétilleux…euse… ça y est! Le voilà! Et en haut d'une page encore. Vêtir. Y a même un accent circonchose. Oui: vêtir. Je vêts… là, vous voyez si je m'esprimais bien tout à l'heure. Tu vêts, il vêt, nous vêtons, vous vêtez… vous vêtez… c'est pourtant vrai… vous vêtez… marant… positivement marant… Tiens… Et dévêtir?… regardons dévêtir… voyons voir… déversement… déversoir… dévêtir… Le vlà. Dévêtir vé té se conje comme vêtir. On dit donc dévêtez-vous. Eh bien, hurla-t-il brusquement, eh bien, ma toute belle, dévêtez-vous! Et en vitesse! A poil! à poil!
Et ses yeux étaient injectés de sang. Et d'autant plus d'ailleurs que Marceline s'était totalement non moins que brusquement éclipsée.
S'aidant des harpes le long de la descente, une valoche à la main, elle se déplaçait le long du mur avec la plus grande aisance et n'avait plus qu'un petit saut de trois mètres et quelque pour terminer son itinéraire.
Elle disparut au coin de la rue.
XVI
Trouscaillon avait de nouveau revêtu son uniforme de flicmane. Sur la petite place non loin du Mont-de-piété, il attendait, mélancolieux, la fermeture de cet établissement. Il regardait pensivement (semblait-il) un groupe de clochards qui dormaient sur le gril d'un puits de métro, goûtant la tiédeur méditerranéenne que dispense cette bouche et qu'une grève n'avait pas suffi à rafraîchir. Il médita quelques instants ainsi sur la fragilité des choses humaines et sur les projets des souris qui n'aboutissent pas plus que ceux des anthropoïdes, puis il se prit à envier – quelques instants seulement, faut pas egzagérer – le sort de ces déshérités, déshérités peut-être mais libérés du poids des servitudes sociales et des conventions mondaines. Trouscaillon soupira.
Un sanglot pire lui fit écho, ce qui porta le trouble dans la rêverie trouscaillonne. Kèss kèss kèss, se dit la rêverie trouscaillonne en revêtant à son tour l'uniforme de flicmane et, en faisant le tour de l'ombre d'un œil minutieux, elle découvrit l'origine de l'intervention sonore en la personne d'un kidan assis coi sur un banc. Trouscaillon s'en approcha non sans avoir pris les précautions d'usage. Les clochards, eux, continuaient à dormir, en ayant senti passer d'autres.
L'individu prétendait somnoler, ce qui ne rassura pas Trouscaillon mais ne l'empêcha point cependant de lui adresser la parole en ces termes:
– Que faites-vous en ces lieux? Et à une heure si tardive?
– Est-ce que ça vous regarde? répondit le dénommé X.
Trouscaillon s'était d'ailleurs posé la même question dans le temps qu'il dévidait les siennes. Oui, en quoi cela le regardait-il? C'était le métier qui voulait ça, le métier de l'enveloppe, mais, depuis qu'il avait perdu Marceline, il aurait eu tendance à attendrir le cuir de son comportement dans le sperme de ses desiderata. Combattant cette funeste inclination, il poursuivit ainsi la conversation:
– Oui, qu'il dit, ça me concerne.
– Alors, dit l'homme, dans ce cas-là, c'est différent.
– M'autorisez-vous donc à de nouveau formuler la proposition interrogative qu'il y a quelques instants j'énonça devant vous?
– J'énonçai, dit l'obscur.
– J'énonçais, dit Trouscaillon.
– J'énonçai sans esse.
– J'énonçai, dit enfin Trouscaillon. Ah! la grammaire c'est pas mon fort. Et c'est ça qui m'en a joué des tours. Passons. Alors?
– Alors quoi?
– Ma question.
– Bin,dit l'autre, je l'ai oubliée. Depuis le temps.
– Alors, faut que je recommence?
– On dirait.
– Quelle fatigue.
Trouscaillon s'abstint de soupirer, craignant une réaction de la part de son interlocuteur.
– Allez, lui dit celui-ci cordialement, faites un petit effort.
Trouscaillon en fit un vache:
– Nom prénoms date de naissance lieu de naissance numéro d'immatriculation de la sécurité sociale numéro de compte en banque livret de caisse d'épargne quittance de loyer quittance d'eau quittance de gaz quittance d'électricité carte hebdomadaire de métro carte hebdomadaire d'autobus facture lévitan prospectus frigidaire trousseau de clé cartes d'alimentation blanc-seing laissez-passer bulle du pape et tutti frutti aboulez-moi sans phrase votre documentation. Et encore j'aborde pas la question automobile carte grise lampion de sûreté passeport international et tutti quanti parce que tout ça, ça doit pas être dans vos moyens.