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D'un seul mouvement se levant, Zazie et la veuve Mouaque s'approchèrent du magma humain qui s'agitait dans la sciure et la faïence. Quelques coups de siphon bien appliqués éliminèrent de la compétition quelques personnes au crâne fragile. Grâce à quoi, Gabriel put se relever, déchirant pour ainsi dire le rideau formé par ses adversaires, du même coup révélant la présence abîmée de Gridoux et de Turandot allongés contre le sol. Quelques jets aquagazeux dirigés sur leur tronche par l'élément féminin et brancardier les remirent en situation. Dès lors, l'issue du combat n'était plus douteuse.

Tandis que les clients tièdes ou indifférents s'éclipsaient en douce, les acharnés et les loufiats, à bout de souffle, se dégonflaient sous le poing sévère de Gabriel, la manchette sidérante de Gridoux, le pied virulent de Turandot. Lorsque ratatinés, Zazie et Mouaque les effaçaient de la surface d'Aux Nyctalopes et les traînaient jusque sur le trottoir, où des amateurs bénévoles, par simple bonté d'âme, les disposaient en tas. Seul ne prenait pas part à l'hécatombe Laverdure, dès le début de la bigorne douloureusement atteint au périnée par un fragment de soupière. Gisant au fond de sa cage, il murmurait en gémissant: charmante soirée, charmante soirée; traumatisé, il avait changé de disque.

Même sans son concours, la victoire fut bientôt totale.

Le dernier antagoniste éliminé, Gabriel se frotta les mains avec satisfaction et dit:

– Maintenant, je me taperais bien un café-crème.

– Bonne idée, dit Turandot qui passa derrière le zinc tandis que les quatre autres s'y accoudaient.

– Et Laverdure?

Turandot partit à la recherche de l'animal qu'il trouva toujours maugréant. Il le sortit de sa cage et se mit à le caresser en l'appelant sa petite poule verte. Laverdure rasséréné lui répondit:

– Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Ça, c'est vrai, dit Gabriel. Et ce crème?

Rassuré, Turandot réencagea le perroquet et s'approcha des machines. Il essaya de les faire marcher, mais, ne pratiquant pas ce modèle, il commença par s'ébouillanter une main.

– Ouïouïouïe, dit-il en toute simplicité.

– Sacré maladroit, dit Gridoux.

– Pauvre minet, dit la veuve Mouaque.

– Merde, dit Turandot.

– Le crème, pour moi, dit Gabrieclass="underline" bien blanc.

– Et pour moi, dit Zazie: avec de la peau dessus.

– Aaaaaaahh, répondit Turandot qui venait de s'envoyer un jet de vapeur en pleine poire.

– On ferait mieux de demander ça à quelqu'un de l'établissement, dit Gabriel placidement.

– C'est ça, dit Gridoux, je vais en chercher un.

Il alla choisir dans le tas le moins amoché. Qu'il remorqua.

– T'étais bath, tu sais, dit Zazie à Gabriel. Des hormosessuels comme toi, doit pas y en avoir des bottes.

– Et comment mademoiselle désire-t-elle son crème? demanda le loufîat ramené à la raison.

– Avec de la pelure, dit Zazie.

– Pourquoi que tu persistes à me qualifier d'hormosessuel? demanda Gabriel avec calme. Maintenant que tu m'as vu au Mont-de-piété, tu dois être fixée.

– Hormosessuel ou pas, dit Zazie, en tout cas t'as été vraiment suprême.

– Qu'est-ce que tu veux, dit Gabriel, j'aimais pas leurs manières (geste).

– Oh meussieu, dit le loufiat désigné, on le regrette bien, allez.

– C'est qu'ils m'avaient insulté, dit Gabriel.

– Là, meussieu, dit le loufiat, vous faites erreur.

– Que si, dit Gabriel.

– T'en fais pas, lui dit Gridoux, on est toujours insulté par quelqu'un.

– Ça c'est pensé, dit Turandot.

– Et maintenant, demanda Gridoux à Gabriel, qu'est-ce que tu comptes faire?

– Bin, boire ce crème.

– Et ensuite?

– Repasser par la maison et reconduire la petite à la gare.

– T'as vu dehors?

– Non.

– Eh bien, va voir.

Gabriel y alla.

– Évidemment, dit-il en revenant.

Deux divisions blindées de veilleurs de nuit et un escadron de spahis jurassiens venaient en effet de prendre position autour de la place Pigalle.

XVIII

– Faudrait peut-être que je téléphone à Marceline, dit Gabriel.

Les autres continuèrent à boire leur crème en silence.

– Ça va chier, dit le loufiat à mi-voix.

– On vous a pas sonné, répliqua la veuve Mouaque.

– Je vais te rapporter où je t'ai pris, dit Gridoux.

– Ça va ça va, dit le loufiat, y a plus moyen de plaisanter.

Gabriel revenait.

– C'est marant, qu'il dit. Ça répond pas. Il voulut boire son crème.

– Merde, ajouta-t-il, c'est froid.

Il le reposa sur le zinc, écœuré.

Gridoux alla regarder.

– Ils s'approchent, qu'il annonça.

Abandonnant le zinc, les autres se groupèrent autour de lui, sauf le loufiat qui se camoufla sous la caisse.

– Ils ont pas l'air content, remarqua Gabriel.

– C'est rien chouette, murmura Zazie.

– J'espère que Laverdure aura pas d'ennuis, dit Turandot. Il a rien fait, lui.

– Et moi alors, dit la veuve Mouaque. Qu'est-ce que j'ai fait, moi?

– Vous irez rejoindre votre Trouscaillon, dit Gridoux en haussant les épaules.

– Mais c'est lui! s'écria-t-elle.

Enjambant le tas des déconfits qui formaient une sorte de barricade devant l'entrée d'Aux Nyctalopes, la veuve Mouaque manifesta l'intention de se précipiter vers les assaillants qui s'avançaient avec lenteur et précision. Une bonne poignée de balles de mitraillette coupa court à cette tentative. La veuve Mouaque, tenant ses tripes dans ses mains, s'effondra.

– C'est bête, murmura-t-elle. Moi qu'avais des rentes.

Et elle meurt.

– Ça se gâte, fit remarquer Turandot. Pourvu que Laverdure attrape pas un mauvais coup.

Zazie s'était évanouie.

– Ils devraient faire attention, dit Gabriel furieux. Y a des enfants.

– Tu vas pouvoir leur faire tes observations, dit Gridoux. Les vlà.

Ces messieux, fortement armés, se trouvaient maintenant tout simplement de l'autre côté des vitres, défense d'autant plus faible qu'elles avaient en majeure partie valsé durant la précédente bagarre. Ces messieux, fortement armés, s'arrêtèrent en ligne, au milieu du trottoir. Un personnage, le pébroque accroché à son bras, se détacha de leur groupe et, enjambant le cadavre de la veuve Mouaque, pénétra dans la brasserie.

– Tiens, firent en chœur Gabriel, Turandot, Gridoux et Laverdure.

Zazie était toujours évanouie.

– Oui, dit l'homme au pébroque (neuf), c'est moi, Aroun Arachide. Je suis je, celui que vous avez connu et parfois mal reconnu. Prince de ce monde et de plusieurs territoires connexes, il me plaît de parcourir mon domaine sous des aspects variés en prenant les apparences de l'incertitude et de l'erreur qui, d'ailleurs, me sont propres. Policier primaire et défalqué, voyou noctinaute, indécis pourchasseur de veuves et d'orphelines, ces fuyantes images me permettent d'endosser sans crainte les risques mineurs du ridicule, de la calembredaine et de l'effusion sentimentale (geste noble en direction de feu la veuve Mouaque). A peine porté disparu par vos consciences légères, je réapparais en triomphateur, et même sans aucune modestie. Voyez! (Nouveau geste non moins noble, mais englobant cette fois-ci l'ensemble de la situation.)

– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est…

– En voilà un qui me paraît bon pour la casserole, dit Trouscaillon pardon: Aroun Arachide.

– Jamais! s'écrie Turandot en serrant la cage sur son cceur. Plutôt périr!