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– Non, dit Gabriel. J'aime mieux le cinémascope, ajouta-t-il avec mauvaise foi.

– Alors, tu pourrais m'offrir le cinémascope.

– C'est trop tard, dit Gabriel. Et puis moi, j'ai pas le temps, je prends mon boulot à onze heures.

– On peut se passer de toi, dit Zazie. Ma tante et moi, on ira toutes les deux seules.

– Ça me plairait pas, dît Gabriel lentement d'un air féroce.

Il fixa Zazie droit dans les yeux et ajouta méchamment:

– Marceline, elle sort jamais sans moi.

Il poursuivit:

– Ça, je vais pas te l’espliquer, petite, ce serait trop long.

Zazie détourna son regard et bâilla.

– Je suis fatiguée, dit-elle, je vais aller me coucher.

Elle se leva. Gabriel lui tendit la joue. Elle l'embrassa.

– Tu as la peau douce, remarqua-t-elle.

Marceline l'accompagne dans sa chambre et Gabriel va chercher une jolie trousse en peau de porc marquée de ses initiales. Il s'installe, se verse un grand verre de grenadine qu'il tempère d'un peu d'eau et commence à se faire les mains; il adorait ça, il s'y prenait très bien et se préférait à toute manucure, il se mit à chantonner un refrain obscène, puis, les prouesses des trois orfèvres achevées, il sifflota, pas trop fort pour ne pas réveiller la petite, quelques sonneries de l'ancien temps telles que l'extinction des feux, le salut au drapeau, caporal conconcon, etc.

Marceline revient.

– Elle a pas été longue à s'endormir, dit-elle doucement.

Elle s'assoit et se verse un verre de kirsch.

– Un petit ange, commente Gabriel d'un ton neutre.

Il admire l'ongle qu'il vient de terminer, celui de l'auriculaire, et passe à celui de l'annulaire.

– Qu'est-ce qu'on va bien pouvoir en faire de toute la journée? demande doucement Marceline.

– C'est pas tellement un problème, dit Gabriel. D'abord, je l'emmènerai en haut de la tour Eiffel. Demain après-midi.

– Mais demain matin? demande doucement Marceline.

Gabriel blêmit.

– Surtout, qu'il dit, surtout faudrait pas qu'elle me réveille.

– Tu vois, dit doucement Marceline. Un problème.

Gabriel prit des airs de plus en plus angoissés.

– Les gosses, ça se lève tôt le matin. Elle va m'empêcher de dormir… de récupérer… Tu me connais. Moi, il faut que je récupère. Mes dix heures de sommeil, c'est essentiel. Pour ma santé.

Il regarde Marceline.

– T'avais pas pensé à ça?

Marceline baissa les yeux.

– J'ai pas voulu t'empêcher de faire ton devoir, dit-elle doucement.

– Je te remercie, dit Gabriel d'un ton grave. Mais qu'est-ce qu'où pourrait bien foutre pour que je l'entende pas le matin.

Ils se mirent à réfléchir.

– On, dit Gabriel, pourrait lui donner un soporifique pour qu'elle dorme jusqu'à au moins midi ou même mieux jusqu'à son quatre heures. Paraît qu'y a des suppositoires au poil qui permettent d'obtenir ce résultat.

– Pan pan pan, fait discrètement Turandot derrière la porte sur le bois d'icelle.

– Entrez, dit Gabriel.

Turandot entre accompagné de Laverdure. Il s'assoit sans qu'on l'en prie et pose la cage sur la table. Laverdure regarde la bouteille de grenadine avec une convoitise mémorable. Marceline lui en verse un peu dans son buvoir. Turandot refuse l'offre (geste). Gabriel qui a terminé le médius attaque l'index. Avec tout ça, on n'a encore rien dit.

Laverdure a gobé sa grenadine. Il s'essuie le bec contre son perchoir, puis prend la parole en ces termes:

– Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Je cause mon cul, réplique Turandot vexé.

Gabriel interrompt ses travaux et regarde méchamment le visiteur.

– Répète un peu voir ce que t'as dit, qu'il dit.

– J'ai dit, dit Turandot, j'ai dit: je cause mon cul.

– Et qu'est-ce que tu insinues par là? Si j'ose dire.

– J'insinue que la gosse, qu'elle soit ici, ça me plaît pas.

– Que ça te plaise ou que ça neu teu plaiseu pas, tu entends? je m'en fous.

– Pardon. Je t'ai loué ici sans enfants et maintenant t'en as un sans mon autorisation.

– Ton autorisation, tu sais où je me la mets?

– Je sais, je sais, d'ici à ce que tu me déshonores à causer comme ta nièce, y a pas loin.

– C'est pas permis d'être aussi inintelligent que toi, tu sais ce que ça veut dire «inintelligent», espèce de con?

– Ça y est, dit Turandot, ça vient.

– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Ça vient quoi? demande Gabriel nettement menaçant.

– Tu commences à t'esprimer d'une façon repoussante.

– C'est qu'il commence à m'agacer, dit Gabriel à Marceline.

– T'énerve pas, dit doucement Marceline.

– Je ne veux pas d'une petite salope dans ma maison, dit Turandot avec des intonations pathétiques.

– Je t'emmerde, hurle Gabriel. Tu entends, je t'emmerde.

Il donne un coup de poing sur la table qui se fend à l'endroit habituel. La cage va au tapis suivie dans sa chute par la bouteille de grenadine, le flacon de kirsch, les petits verres, l'attirail manucure, Laverdure se plaint avec brutalité, le sirop coule sur la maroquinerie, Gabriel pousse un cri de désespoir et plonge pour ramasser l'objet pollué. Ce faisant, il fout sa chaise par terre. Une porte s'ouvre.

– Alors quoi, merde, on peut plus dormir?

Zazie est en pyjama. Elle bâille puis regarde Laverdure avec hostilité.

– C'est une vraie ménagerie ici, qu'elle déclare.

– Tu causes, tu causes, dit Laverdure, c'est tout ce que tu sais faire.

Un peu épatée, elle néglige l'animal pour Turandot, à propos duquel elle demande à son oncle:

– Et çui-là, qui c'est?

Gabriel essuyait la trousse avec un coin de la nappe.

– Merde, qu'il murmure, elle est foutue.

– Je t'en offrirai une autre, dit doucement Marceline.

– C'est gentil ça, dit Gabriel, mais dans ce cas-là, j'aimerais mieux que ce soit pas de la peau de porc.

– Qu'est-ce que tu aimerais mieux? Le box-calf?

Gabriel fit la moue.

– Le galuchat?

Moue.

– Le cuir de Russie?

Moue.

– Et le croco?

– Ce sera cher.

– Mais c'est solide et chic.

– C'est ça, j'irai me l'acheter moi-même.

Gabriel, souriant largement, se tourna vers Zazie:

– Tu vois, ta tante, c'est la gentillesse même.

– Tu m'as toujours pas dit qui c'était çui-là?

– C'est le proprio, répondit Gabriel, un proprio exceptionnel, un pote, le patron du bistro d'en bas.

– De La Cave?

– Gzactement, dit Turandot.

– On y danse dans votre cave?

– Ça non, dit Turandot.

– Minable, dit Zazie.

– T'en fais pas pour lui, dit Gabriel, il gagne bien sa vie.

– Mais à Singermindépré, dit Zazie, qu'est-ce qu'il se sucrerait, c'est dans tous les journaux.

– Tu es bien gentille de t'occuper de mes affaires, dit Turandot d'un air supérieur

– Gentille mon cul, rétorqua Zazie.

Turandot pousse un miaulement de triomphe.

– Ah ah, dit-il à Gabriel, tu pourras plus me soutenir le contraire, je l'ai entendu son mon cul.

– Dis donc pas de cochoncetés, dit Gabriel.

– Mais c'est pas moi, dit Turandot, c'est elle.

– Il rapporte, dit Zazie. C'est vilain.

– Et puis ça suffit, dit Gabriel. Il est temps que je me tire.

– Ça doit pas être marant d'être gardien de nuit, dit Zazie.

– Aucun métier n'est bien marant, dit Gabriel. Va donc te coucher.

Turandot ramasse la cage et dit:

– On reprendra la conversation.

Et il ajoute d'un air fin:

– La conversation mon cul.

– Est-il bête, dit doucement Marceline.

– On peut pas faire mieux, dit Gabriel.