On approuve à la ronde.
Turandot n'a pas écouté. Il se fait pas d'illusions. Profitant de l'intérêt technique suscité par les accusations de Zazie, il s'est tiré en douce. Il passe le coin de la rue en rasant le mur et rejoint en hâte sa taverne, se glisse derrière le zinc en bois depuis l'occupation, se verse un grand ballon de beaujolais qu'il écluse d'un trait, réitère. Il se tamponne le front avec la chose qui lui sert de mouchoir.
Mado Ptits-pieds qui épluchait des patates lui demande:
– Ça va pas?
– M'en parle pas. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Ils me prenaient pour un satyre tous ces cons. Si j'étais resté, ils m'auraient émietté.
– Ça vous apprendra à faire le terre-neuve, dit Mado Ptits-pieds.
Turandot répond pas. Il fait fonctionner la petite tévé qu'il a sous le crâne pour revoir à ses actualités personnelles la scène qu'il vient de vivre et qui a failli le faire entrer sinon dans l'histoire, du moins dans la factidiversialité. Il frémit en pensant au sort qu'il a évité. De nouveau la sueur lui coule le long du visage.
– Nondguieu, nondguieu, bégaie-t-il.
– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.
Turandot s'éponge, se verse un troisième beaujolais.
– Nondguieu, répète-t-il.
C'est l'expression qui lui paraît la mieux appropriée à l'émotion qui le trouble.
– Enfin quoi, dit Mado Ptits-Pieds, vous n'êtes pas mort.
– J'aurais voulu t'y voir.
– Ça veut rien dire ça: «j'aurais voulu t'y voir». Vous et moi, ça fait deux.
– Oh! discute pas, chsuis pas d'humeur.
– Et vous croyez pas qu'il faudrait avertir les autres?
C'est vrai, ça, merde, il y avait pas pensé. Il abandonne son troisième verre encore plein et fonce.
– Tiens, dit doucement Marceline un tricot à la main.
– La ptite, dit Turandot assoufflé, la ptite, hein, eh bien, elle s'est barée.
Marceline répond pas, va droit à la chambre. Gzakt. Lagoçamilébou.
– Je l'ai vue, dit Turandot, j'ai essayé de la rattraper. Ouatt! (geste).
Marceline entre dans la chambre de Gabriel, le secoue, il est lourd, difficile à remuer, encore plus à réveiller, il aime ça, dormir, il souffle et s'agite, quand il dort il dort, on l'en sort pas comme ça.
– Quoi quoi, qu'il finit par crier.
– Zazie a foutu le camp, dit doucement Marceline.
Il la regarde. Il fait pas de commentaires. Il comprend vite, Gabriel. Il est pas con. Il se lève. Il va faire un tour dans la chambre de Zazie. Il aime bien se rendre compte des choses par lui-même, Gabriel.
– Elle est peut-être enfermée dans les vécés, qu'il dit avec optimisme.
– Non, répond doucement Marceline, Turandot l'a vue qui se barait.
– Qu'est-ce que t'as vu au juste? qu'il demande à Turandot.
– Je l'ai vue qui se barait, alors je l'ai rattrapée et j'ai voulu te la ramener.
– C'est bien! ça, dit Gabriel, t'es un pote.
– Oui, mais la ptite a ameuté les gens, elle gueulait comme ça que je lui avais proposé de me faire des trucs.
– Et c'était pas vrai? demande Gabriel.
– Bien sûr que non.
– On sait jamais.
– Dacor, on sait jamais.
– Tu vois bien.
– Laisse-le donc continuer, dît doucement Marceline.
– Alors voilà autour de moi tous les gens qui se rassemblent tout prêts à me casser la gueule. Ils me prenaient pour un satyre les cons.
Gabriel et Marceline s'esclaffent.
– Mais quand j'ai vu à un moment donné qu'ils faisaient plus attention à moi, j'ai filé.
– T'as eu les jetons?
– Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Même pendant les bombardements.
– Moi, dit Gabriel, j'ai jamais eu peur pendant les bombardements. Du moment que c'était des Anglais, moi je pensais que leurs bombes c'était pas pour moi mais pour les Fridolins puisque moi je les attendais à bras ouverts les Anglais.
– C'était un raisonnement stupide, fait remarquer Turandot.
– N'empêche que j'ai jamais eu peur et j'ai même jamais rien reçu sur le coin de la gueule tu vois, même pendant les pires. Les Frisous, eux, ils avaient une pétoche monstre, ils fonçaient dans les abris, les coudocors, moi je me marais, je restais dehors à regarder le feu d'artifice, bam en plein dans le mille, un dépôt de munitions qui saute, la gare pulvérisée, l'usine en miettes, la ville qui flambe, un spectacle du tonnerre.
Gabriel conclut et soupire:
– Au fond on avait pas la mauvaise vie.
– Eh bien moi, dit Turandot, la guerre j'ai pas eu à m'en féliciter. Avec le marché noir, je me suis démerdé comme un manche. Je sais pas comment je m'y prenais, mais je dégustais tout le temps des amendes, on me barbotait mes trucs, l'État, le fisc, les contrôles, on me fermait ma boutique, en juin 44 c'est tout juste si j'avais un peu d'or à gauche, et heureusement parce qu'à ce moment-là une bombe arrive, et plus rien. La poisse. Heureusement que j'ai hérité de la baraque ici, sans ça.
– T'as pas à te plaindre en fin de compte, dit Gabriel, tu te la coules douce, c'est un métier de feignant que le tien.
– Je voudrais t'y voir. Éreintant qu'il est mon métier, éreintant, et malsain par-dessus le marché.
– Qu'est-ce que tu dirais alors si tu devais bosser la nuit comme moi. Et dormir le jour. Dormir le jour, c'est excessivement fatigant sans xa en ait l'air. Et je parle pas quand on est réveillé à une heure invraisemblable comme aujourd'hui. Je voudrais pas que ça soit comme ça tous les matins.
– Faudra l'enfermer à clé cette petite, dit Turandot.
– Je me demande pourquoi elle a foutu le camp, murmura pensivement Gabriel.
– Elle a pas voulu faire de bruit, dit doucement Marceline, alors pour pas te réveiller, elle est allée se promener.
– Mais je veux pas qu'elle se promène seule, dit Gabriel, la rue c'est l'école du vice, tout le monde sait ça.
– Elle a ptête fait ce que les journaux appellent une fugue, dit Turandot.
– Ça serait pas drôle, dit Gabriel, faudrait alerter les roussins, probab. Alors moi de quoi j'aurais l'air?
– Tu ne crois pas, dit doucement Marceline, que tu devrais essayer de la retrouver?
– Moi, dit Gabriel, moi, je retourne me coucher.
Il s'oriente direction plumard.
– Tu ferais que ton devoir en la récupérant, dit Turandot.
Gabriel ricane. Il minaude et imitant la voix de Zazie:
– Devoir mon cul, qu'il déclare.
Il ajoute:
– Elle se retrouvera bien toute seule.
– Suppose, dit doucement Marceline, suppose qu'elle tombe sur un satyre?
– Comme Turandot? demande Gabriel plaisamment.
– Je trouve pas ça drôle, dit Turandot.
– Gabriel, dit doucement Marceline, tu devrais faire un petit effort pour la rattraper.
– Vas-y, toi.
– J'ai ma lessive sur le feu.
– Vous devriez donner votre linge aux trucs automatiques américains, dit Turandot à Marceline, ça vous ferait du travail en moins, c'est comme ça que je fais moi.
– Et, dit Gabriel finement, si ça lui fait plaisir à elle de faire sa lessive elle-même? Hein? de quoi que tu te mêles? tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire. Tes trucs américains je les ai là.
Et il se frappe le derche.
– Tiens, dit Turandot ironiquement, moi qui te croyais américanophile.
– Américanophile! s'esclame Gabriel, t'emploies des mots dont tu connais pas le sens. Américanophile! comme si ça empêchait de laver son linge sale en famille. Marceline et moi, non seulement on est américanophiles, mais en plus de ça, petite tête, et en même temps, t'entends ça, petite tête, en même temps, on est lessivophiles. Hein? ça te là coupe, ça (pause) petite tête.