– Ah, la foire aux puces, dit Zazie de l'air de quelqu'un qui veut pas se laisser épater, c'est là où on trouve des ranbrans pour pas cher, ensuite on les revend à un Amerlo et on n'a pas perdu sa journée.
– Y a pas que des ranbrans, dit le type, y a aussi des semelles hygiéniques, de la lavande, des clous et même des vestes qui n'ont pas été portées.
– Y a aussi des surplus américains?
– Bien sûr. Et aussi des marchands de frites. Des bonnes. Faites dans la matinée.
– C'est chouette, les surplus américains.
– Si on veut, y a même des moules. Des bonnes. Qu'empoisonnent pas.
– Izont des bloudjinnzes, leurs surplus américains?
– Ça fait pas un pli qu'ils en ont. Et des boussoles qui fonctionnent dans l'oscurité.
– Je m'en fous des boussoles, dit Zazie. Mais les bloudjinnzes (silence).
– On peut aller voir, dit le type.
– Et puis après? dit Zazie. J'ai pas un rond pour me les offrir. A moins d'en faucher une paire.
– Allons voir tout de même, dit le type.
Zazie avait fini son cacocalo. Elle regarda le type et lui dit:
– Je vous vois venir avec vos pataugas.
Elle ajouta:
– On y va?
Le type paie et ils s'immergent dans la foule. Zazie se faufile, négligeant les graveurs de plaques de vélo, les souffleurs de verre, les démonstrateurs de nœuds de cravate, les Arabes qui proposent des montres, les manouches qui proposent n'importe quoi. Le type est sur ses talons, il est aussi subtil que Zazie. Pour le moment, elle a pas envie de le semer, mais elle se prévient que ce sera pas commode. Y a pas de doute, c'est un spécialiste.
Elle s'arrêta pile devant un achalandage de surplus. Du coup, a boujplu. A boujpludutou. Le type freine sec, juste derrière elle. Le commerçant engage la conversation.
– C'est la boussole qui vous fait envie? qu'il demande avec un aplomb. La torche électrique? Le canot pneumatique?
Zazie tremble de désir et d'anxiété, car elle n'est pas du tout sûre que le type ait vraiment des intentions malhonnêtes. Elle ose pas énoncer le mot disyllabique et anglo-saxon qui voudrait dire ce qu'elle veut dire. C'est le type qui le prononce.
– Vous auriez pas des bloudjînnzes pour la petite? qu'il demande au revendeur. C'est bien ça ce qui te plairait?
– Oh voui, vuvurre Zazie.
– Si j'en ai, des bloudjînnzes, dit le pucier, je veux que j'en ai. J'en ai même des qui sont positivement inusables.
– Ouais, dit le type, mais vous imaginez bien qu'elle va continuer à grandir. L'année prochaine elle pourra plus les mettre ces trucs, alors qu'est-ce qu'on en fera à ce moment-là?
– Ce sera pour le ptit frère ou la ptite sœur.
– Elle en a pas.
– D'ici un an, ça peut venir (rire).
– Plaisantez pas avec ça, dit le type d'un air lugubre, sa pauvre mère est morte.
– Oh! escuses.
Zazie regarde un instant le satyre avec curiosité, avec intérêt même, mais c'est des à-côtés à approfondir plus tard. Intérieurement, elle trépigne, elle y tient plus, elle demande:
– Vous auriez ma taille?
– Bien sûr, mademoiselle, répond le forain talon-rouge.
– Et ça coûte combien?
C'est encore Zazie qui a posé cette question-là. Automatiquement. Parce qu'elle est économe mais pas avare. L'autre le dit combien ça coûte. Le type hoche la tête. Il a pas l'air de trouver ça tellement cher. C'est du moins ce que conclut Zazie de son comportement.
– Je pourrais essayer? qu'elle demande.
Le bazardeur est soufflé: elle se croit chez Fior, cette petite connasse. Il fait un joli sourire à pleines dents pour dire:
– Pas la peine. Regardez-moi çui-la.
Il déploie le vêtement et le suspend devant elle. Zazie fait la moue. Elle aurait voulu essayer.
– Isra pas trop grand? qu'elle demande encore.
– Regardez! Il vous ira pas plus bas que le mollet et regardez-moi ça encore s'il est pas étroit, tout juste si vous pourrez entrer dedans, mademoiselle, quoique vous soyez bien mince, c'est pas pour dire.
Zazie en a la gorge sèche. Des bloudjinnzes. Comme ça. Pour sa première sortie parisienne. Ça serait rien chouette.
Le type tout d'un coup prend un air rêveur. On dirait que maintenant il pense plus à ce qui se passe autour de lui.
Le marchand remet ça.
– Vous le regretterez pas, allez, qu'il insiste, c'est inusable, positivement inusable.
– Je vous ai déjà dit que je m'en foutais que ce soit inusable, répond distraitement le type.
– C'est pourtant pas rien l'inusabilité, qu'il insisté le commerçant.
– Mais, dit soudain le type, au fait, à propos, il me semble, si je comprends bien, ça vient des surplus américains, ces bloudjinnzes?
– Natürlich, qu'il répond le forain.
– Alors, vous pourrez peut-être m'espliquer ça: y avait des mouflettes dans leur armée, aux Amerlos?
– Y avait de tout, répond le forain pas déconcerté. Le type sembla pas convaincu.
– Bin quoi, dit le revendeur qui n'a pas envie de louper une vente à cause de l'histoire universelle, faut de tout pour faire une guerre.
– Et ça? demande le type, ça vaut combien?
Ce sont des lunettes antisolaires. Il se les chausse.
– C'est en prime pour tout acheteur de bloudjinnzes, dit le colporteur qui voit l'affaire dans le sac.
Zazie en est pas si sûre. Alors quoi, i va pas se décider? Qu'est-ce qu'il attend? Qu'est-ce qu'i croit? Qu'est-ce qu'il veut? C'est sûrement un sale type, pas un dégoûtant sans défense, mais un vrai sale type. Faut sméfier, faut sméfler, faut sméfier. Mais quoi, les bloudjinnzes…
Enfin, ça y est. Il les paie. La marchandise est emballée et le type met le paquet sous le bras, sous son bras à lui. Zazie, dans son dedans, commence à râler ferme. C'est donc pas encore fini?
– Et maintenant, dit le type, on va casser une petite graine.
Il marche devant, sûr de lui. Zazie suit, louchant sur le paquet. Il l'entraîne comme ça jusqu'à un café-restaurant. Ils s'assoient. Le paquet se place sur une chaise, hors de la portée de Zazie.
– Qu'est-ce que tu veux? demande le type. Des moules ou des frites?
– Les deux, répond Zazie qui se sent devenir folle de rage.
– Apportez toujours des moules pour la petite, dit le type tranquillement à la serveuse. Pour moi, ce sera un muscadet avec deux morceaux de sucre.
En attendant la bouffe, on ne dit rien. Le type fume paisiblement. Les moules servies, Zazie se jette dessus, plonge dans la sauce, patauge dans le jus, s'en barbouille. Les lamellibranches qui ont résisté à la cuisson sont forcés dans leur coquille avec une férocité mérovingienne. Tout juste si la gamine ne croquerait pas dedans. Quand elle a tout liquidé, eh bien, elle ne dit pas non pour ce qui est des frites. Bon, qu'il fait, le type. Lui, il déguste sa mixture à petites lampées, comme si c'était de la chartreuse chaude. On apporte les frites. Elles sont exceptionnellement bouillantes. Zazie, vorace, se brûle les doigts, mais non la gueule.
Quand tout est terminé, elle descend son demi-panaché d'un seul élan, expulse trois petits rots et se laisse aller sur sa chaise, épuisée. Son visage sur lequel passèrent des ombres quasiment anthropophagiques s'éclaircit. Elle songe avec satisfaction que c'est toujours ça de pris. Puis elle se demande s'il ne serait pas temps de dire quelque chose d'aimable au type, mais quoi? Un gros effort lui fait trouver ça:
– Vous en mettez du temps pour écluser votre godet. Papa, lui, il en avalait dix comme ça en autant de temps.
– Il boit beaucoup ton papa?
– I buvait, qu'il faut dire. Il est mort.
– Tu as été bien triste quand il est mort?
– Pensez-vous (geste). J'ai pas eu le temps avec tout ce qui se passait (silence).
– Et qu'est-ce qui se passait?
– Je boirais bien un autre demi, mais pas panaché, un vrai demi de vraie bière.