– Mais vous y répondez pas aux questions.
– Quelle injustice! comme si je n'ai pas répondu pour les épinards.
Gridoux se gratta le crâne.
– Eh bien par exemple…
Mais il ne put continuer, fort embarrassé.
– Dites, insistait le type, mais dites donc, (silence)
Gridoux baisse les yeux.
Le type lui vient en aide,
– Vous voulez peut-être savoir mon nom par egzemple?
– Oui, dit Gridoux, c'est ça, vott nom.
– Eh bien je ne le sais pas.
Gridoux leva les yeux.
– C'est malin, ça, dit-il.
– Eh non, je ne le sais pas.
– Comment ça?
– Comment ça? Comme ça. Je ne l'ai pas appris par cœur.
(silence)
– Vous vous foutez de moi, dit Gridoux.
– Et pourquoi ça?
– Est-ce qu'on a besoin d'apprendre son nom par cœur?
– Vous, dit le type, vous vous appelez comment?
– Gridoux, répondit Gridoux sans se méfier.
– Vous voyez bien que vous le savez par cœur votre nom de Gridoux.
– C'est pourtant vrai, murmura Gridoux.
Mais ce qu'il y a de plus fort dans mon cas, reprit le type, c'est que je ne sais pas si j'en avais un avant.
– Un nom?
– Un nom.
– Ce n'est pas possible, murmura Gridoux avec accablement.
– Possible, possible, qu'est-ce que ça veut dire «possible», quand ça est?
– Alors comme ça vous n'avez jamais eu de nom?
– Il semble bien.
– Et ça ne vous a jamais causé d'ennuis?
– Pas de trop. (silence)
Le type répéta:
– Pas de trop, (silence)
– Et votre âge, demanda brusquement Gridoux. Vous ne le savez peut-être pas non plus votre âge?
– Non, répondit le type. Bien sûr que non.
Gridoux examina attentivement la tète de son interlocuteur.
– Vous devez avoir dans les…
Mais il s'interrompit.
– C'est difficile à dire, murmura-t-il.
– N'est-ce pas? Alors, quand vous venez m'interroger sur mon métier, vous comprenez que c'est pas par mauvaise volonté que je ne vous réponds pas.
– Bien sûr, acquiesça Gridoux angoissé.
Un bruit de moteur vaseux fit se retourner le type. Un taxi vieux passa, ayant à bord Gabriel et Zazie.
– Ça va se promener, dit le type.
Gridoux ne fait aucun commentaire. Il voudrait bien que l'autre aille se promener, lui aussi.
– Il ne me reste plus qu'à vous remercier, reprit le type.
– De rien, dit Gridoux.
– Et le métro? Alors, je le trouverai par là?
(geste)
– C'est ça. Par là.
– C'est un renseignement utile, dit le type. Surtout quand y a la grève.
– Vous pourrez toujours consulter le plan, dit Gridoux.
Il se mit à taper très fort sur une semelle et le type s'en va.
VIII
– Ah Paris! s'écria Gabriel avec un enthousiasme gourmand. Tiens, Zazie, ajouta-t-il brusquement en désignant quelque chose très au loin, regarde!! le métro!!!
– Le métro? qu'elle fit.
Elle fronça les sourcils.
– L'aérien, bien sûr, dit Gabriel benoîtement. Avant que Zazie ait eu le temps de râler, il s'esclama de nouveau:
– Et ça! là-bas!! regarde!!! le Panthéon!!!!
– C'est pas le Panthéon, dit Charles, c'est les Invalides.
– Vous allez pas recommencer, dit Zazie.
– Non mais, cria Gabriel, c'est peut-être pas le Panthéon?
– Non, c'est les Invalides, répondit Charles. Gabriel se tourna vers lui et le regarda dans la cornée des œils:
– T'en es sûr, qu'il lui demande, t'en es tellement sûr que ça?
Charles ne répondit pas.
– De quoi que t'es absolument sûr? qu'il insista Gabriel.
– J'ai trouvé, hurle alors Charles, ce truc-là, c'est pas les Invalides, c'est le Sacré-Cœur.
– Et toi, dit Gabriel jovialement, tu ne serais pas par hasard le sacré con?
– Les petits farceurs de votre âge, dit Zazie, ils me font de la peine.
Ils regardèrent alors en silence l'orama, puis Zazie examina ce qui se passait à quelque trois cents mètres plus bas en suivant le fil à plomb.
– C'est pas si haut que ça, remarqua Zazie.
– Tout de même, dit Charles, c'est à peine si on distingue les gens.
– Oui, dit Gabriel en reniflant, on les voit peu, mais on les sent tout de même.
– Moins que dans le métro, dit Charles.
– Tu le prends jamais, dit Gabriel. Moi non plus, d'ailleurs.
Désireuse d'éviter ce sujet pénible, Zazie dit à son oncle:
– Tu regardes pas. Penche-toi donc, c'est quand même marant.
Gabriel fit une tentative pour jeter un coup d'œil sur les profondeurs.
– Merde, qu'il dit en se reculant, ça me fout le vertige.
Il s'épongea le front et embauma.
– Moi, qu'il ajoute, je redescends. Si vous en avez pas assez, je vous attends au rez-de-chaussée.
Il est parti avant que Zazie et Charles aient pu le retenir.
– Ça faisait bien vingt ans que j'y étais pas monté, dit Charles. J'en y ai pourtant conduit des gens.
Zazie s'en fout.
– Vous riez pas souvent, qu'elle lui dit. Quel âge que vous avez?
– Quel âge que tu me donnes?
– Bin, vzêtes pas jeune: trente ans.
– Et quinze de mieux.
– Bin alors vzavez pas l'air trop vieux. Et tonton Gabriel?
– Trente-deux.
– Bin, lui, il paraît plus.
– Lui dis pas surtout, ça le ferait pleurer.
– Pourquoi ça? Parce qu'il pratique l'hormosessualité?
– Où t'as été chercher ça?
– C'est le type qui lui disait ça à tonton Gabriel, le type qui m'a ramenée. Il disait comme ça, le type, qu'on pouvait aller en tôle pour ça, pour l'hormosessualité. Qu'est-ce que c'est?
– C'est pas vrai.
– Si, c'est vrai qu'il a dit ça, répliqua Zazie indignée qu'on puisse mettre en doute une seule de ses paroles.
– C'est pas ça ce que je veux dire. Je veux dire que, pour Gabriel, c'est pas vrai ce que disait le type.
– Qu'il soit hormosessuel? Mais qu'esfc-ce que ça veut dire? Qu'il se mette du parfum?
– Voilà. T'as compris.
– Y a pas de quoi aller en prison.
– Bien sûr que non.
Ils rêvèrent un instant en silence en regardant le Sacré-Cœur.
– Et vous? demanda Zazie. Vous l'êtes, hormosessuel?
– Est-ce que j'ai l'air d'une pédale?
– Non, pisque vzêtes chauffeur.
– Alors tu vois.
– Je vois rien du tout.
– Je vais quand même pas te faire un dessin.
– Vous dessinez bien?
Charles se tournant d'un autre côté s'absorba dans la contemplation des flèches de Sainte-Clotilde, œuvre de Gau et Ballu, puis proposa:
– Si on redescendait?
– Dites-moi, demanda Zazie sans bouger, pourquoi que vous êtes pas marié?
– C'est la vie.
– Pourquoi que vous vous mariez pas?
– J'ai trouvé personne qui me plaise.
Zazie siffla d'admiration.
– Vzêtes rien snob, qu'elle dit.
– C'est comme ça. Mais dis-moi, toi quandtu seras grande, tu crois qu'il y aura tellement d'hommes que tu voudrais épouser?