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– Bravo! s'écrient en chœur Gridoux et la veuve Mouaque qui, d'un commun accord, ont interrompu leur échange de correspondance.

Un tiers loufiat qui s'y connaissait en matière de bagarre, voulut remporter une victoire éclair. Prenant en main un siphon, il se proposait d'en faire résonner la masse contre le crâne de Gabriel. Mais Gridoux avait prévu la contre-offensive. Un autre siphon, non moins compact, balancé par ses soins, s'en vint, au terme de sa trajectoire, faire des dégâts sur la petite tête de l'astucieux.

– Palsambleu! hurle Turandot qui, ayant repris son équilibre sur la chaussée aux dépens des freins de quelques chars nocturnes particulièrement matineux, pénétrait de nouveau dans la brasserie en manifestant un fier désir de combats.

C'était maintenant des troupeaux de loufiats qui surgissaient de toutes parts. Jamais on upu croire qu'il y en u tant. Ils sortaient des cuisines, des caves, des offices, des soutes. Leur masse serrée absorba Gridoux puis Turandot aventuré parmi eux. Mais ils n'arrivaient pas à réduire Gabriel aussi facilement. Tel le coléoptère attaqué par une colonne myrmidonne, tel le bœuf assailli par un banc hirudinaire, Gabriel se secouait, s'ébrouait, s'ébattait, projetant dans des directions variées des projectiles humains qui s'en allaient briser tables et chaises ou rouler entre les pieds des clients.

Le bruit de cette controverse finit par éveiller Zazie. Apercevant son oncle en proie à la meute limonadière, elle hurla: courage, tonton! et s'emparant d'une carafe la jeta au hasard dans la mêlée. Tant l'esprit militaire est grand chez les filles de France. Suivant cet exemple, la veuve Mouaque dissémina des cendriers autour d'elle. Tant l'esprit d'imitation peut faire faire de choses aux moins douées. S'entendit alors un fracas considérable: Gabriel venait de s'effondrer dans la vaisselle, entraînant parmi les débris sept loufiats déchaînés, cinq clients qui avaient pris parti et un épileptique.

D'un seul mouvement se levant, Zazie et la veuve Mouaque s'approchèrent du magma humain qui s'agitait dans la sciure et la faïence. Quelques coups de siphon bien appliqués éliminèrent de la compétition quelques personnes au crâne fragile. Grâce à quoi, Gabriel put se relever, déchirant pour ainsi dire le rideau formé par ses adversaires, du même coup révélant la présence abîmée de Gridoux et de Turandot allongés contre le sol. Quelques jets aquagazeux dirigés sur leur tronche par l'élément féminin et brancardier les remirent en situation. Dès lors, l'issue du combat n'était plus douteuse.

Tandis que les clients tièdes ou indifférents s'éclipsaient en douce, les acharnés et les loufiats, à bout de souffle, se dégonflaient sous le poing sévère de Gabriel, la manchette sidérante de Gridoux, le pied virulent de Turandot. Lorsque ratatinés, Zazie et Mouaque les effaçaient de la surface d'Aux Nyctalopes et les traînaient jusque sur le trottoir, où des amateurs bénévoles, par simple bonté d'âme, les disposaient en tas. Seul ne prenait pas part à l'hécatombe Laverdure, dès le début de la bigorne douloureusement atteint au périnée par un fragment de soupière. Gisant au fond de sa cage, il murmurait en gémissant: charmante soirée, charmante soirée; traumatisé, il avait changé de disque.

Même sans son concours, la victoire fut bientôt totale.

Le dernier antagoniste éliminé, Gabriel se frotta les mains avec satisfaction et dit:

– Maintenant, je me taperais bien un café-crème.

– Bonne idée, dit Turandot qui passa derrière le zinc tandis que les quatre autres s'y accoudaient.

– Et Laverdure?

Turandot partit à la recherche de l'animal qu'il trouva toujours maugréant. Il le sortit de sa cage et se mit à le caresser en l'appelant sa petite poule verte. Laverdure rasséréné lui répondit:

– Tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Ça, c'est vrai, dit Gabriel. Et ce crème?

Rassuré, Turandot réencagea le perroquet et s'approcha des machines. Il essaya de les faire marcher, mais, ne pratiquant pas ce modèle, il commença par s'ébouillanter une main.

– Ouïouïouïe, dit-il en toute simplicité.

– Sacré maladroit, dit Gridoux.

– Pauvre minet, dit la veuve Mouaque.

– Merde, dit Turandot.

– Le crème, pour moi, dit Gabrieclass="underline" bien blanc.

– Et pour moi, dit Zazie: avec de la peau dessus.

– Aaaaaaahh, répondit Turandot qui venait de s'envoyer un jet de vapeur en pleine poire.

– On ferait mieux de demander ça à quelqu'un de l'établissement, dit Gabriel placidement.

– C'est ça, dit Gridoux, je vais en chercher un.

Il alla choisir dans le tas le moins amoché. Qu'il remorqua.

– T'étais bath, tu sais, dit Zazie à Gabriel. Des hormosessuels comme toi, doit pas y en avoir des bottes.

– Et comment mademoiselle désire-t-elle son crème? demanda le loufîat ramené à la raison.

– Avec de la pelure, dit Zazie.

– Pourquoi que tu persistes à me qualifier d'hormosessuel? demanda Gabriel avec calme. Maintenant que tu m'as vu au Mont-de-piété, tu dois être fixée.

– Hormosessuel ou pas, dit Zazie, en tout cas t'as été vraiment suprême.

– Qu'est-ce que tu veux, dit Gabriel, j'aimais pas leurs manières (geste).

– Oh meussieu, dit le loufiat désigné, on le regrette bien, allez.

– C'est qu'ils m'avaient insulté, dit Gabriel.

– Là, meussieu, dit le loufiat, vous faites erreur.

– Que si, dit Gabriel.

– T'en fais pas, lui dit Gridoux, on est toujours insulté par quelqu'un.

– Ça c'est pensé, dit Turandot.

– Et maintenant, demanda Gridoux à Gabriel, qu'est-ce que tu comptes faire?

– Bin, boire ce crème.

– Et ensuite?

– Repasser par la maison et reconduire la petite à la gare.

– T'as vu dehors?

– Non.

– Eh bien, va voir.

Gabriel y alla.

– Évidemment, dit-il en revenant.

Deux divisions blindées de veilleurs de nuit et un escadron de spahis jurassiens venaient en effet de prendre position autour de la place Pigalle.

XVIII

– Faudrait peut-être que je téléphone à Marceline, dit Gabriel.

Les autres continuèrent à boire leur crème en silence.

– Ça va chier, dit le loufiat à mi-voix.

– On vous a pas sonné, répliqua la veuve Mouaque.

– Je vais te rapporter où je t'ai pris, dit Gridoux.

– Ça va ça va, dit le loufiat, y a plus moyen de plaisanter.

Gabriel revenait.

– C'est marant, qu'il dit. Ça répond pas. Il voulut boire son crème.

– Merde, ajouta-t-il, c'est froid.

Il le reposa sur le zinc, écœuré.

Gridoux alla regarder.

– Ils s'approchent, qu'il annonça.

Abandonnant le zinc, les autres se groupèrent autour de lui, sauf le loufiat qui se camoufla sous la caisse.

– Ils ont pas l'air content, remarqua Gabriel.

– C'est rien chouette, murmura Zazie.

– J'espère que Laverdure aura pas d'ennuis, dit Turandot. Il a rien fait, lui.