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Mais Turandot sort brusquement de son bistro et, du bas des marches, il lui crie:

– Eh petite, où vas-tu comme ça?

Zazie ne lui répond pas, elle se contente d'allonger le pas. Turandot gravit les marches de son escalier:

– Eh petite, qu'il insiste et qu'il continue à crier.

Zazie du coup adopte le pas de gymnastique. Elle prend un virage à la corde. L'autre rue est nettement plus animée. Zazie maintenant court bon train. Personne n'a le temps ni le souci de la regarder. Mais Turandot galope lui aussi. Il fonce même. Il la rattrape, la prend par le bras et, sans mot dire, d'une poigne solide, lui fait faire demi-tour. Zazie n'hésite pas. Elle se met à hurler:

– Au secours! Au secours!

Ce cri ne manque pas d'attirer l'attention des ménagères et des citoyens présents. Ils abandonnent leurs occupations ou inoccupations personnelles pour s'intéresser à l'incident.

Après ce premier résultat assez satisfaisant, Zazie en remet:

– Je veux pas aller avec le meussieu, je le connais pas le meussieu, je veux pas aller avec le meussieu.

Exétéra.

Turandot, sûr de la noblesse de sa cause, fait fi de ces procurations. Il s'aperçoit bien vite qu'il a eu tort en constatant qu'il se trouve au centre d'un cercle de moralistes sévères.

Devant ce public de choix, Zazie passe des considérations générales aux accusations particulières, précises et circonstanciées.

– Ce meussieu, qu'elle dit comme ça, il m'a dit des choses sales.

– Qu'est-ce qu'il t'a dit? demande une dame alléchée.

– Madame! s'écrie Turandot, cette petite fille s'est sauvée de chez elle. Je la ramenais à ses parents.

Le cercle ricane avec un scepticisme déjà solidement encré. La dame insiste; elle se penche vers Zazie.

– Allons, ma petite, n'aie pas peur, dis-le-moi ce qu'il t'a dit le vilain meussieu?

– C'est trop sale, murmure Zazie.

– Il t'a demandé de lui faire des choses?

– C'est ça, mdame.

Zazie glisse à voix basse quelques détails dans l'oreille de la bonne femme. Celle-ci se redresse et crache à la figure de Turandot.

– Dégueulasse, qu'elle lui jette en plus en prime.

Et elle lui recrache une seconde fois de nouveau dessus, en pleine poire. Un type s'enquiert:

– Qu'est-ce qu'il lui a demandé de lui faire?

La bonne femme glisse les détails zaziques dans l'oreille du type:

– Oh! qu'il fait le type, jamais j'avais pensé à ça.

Il refait comme ça, plutôt pensivement:

– Non, jamais.

Il se tourne vers un autre citoyen:

– Non mais, écoutez-moi ça… (détails). C'est pas croyab.

– Ya vraiment des salauds complets, dit l'autre citoyen.

Cependant, les détails se propagent dans la foule. Une femme dit:

– Comprends pas.

Un homme lui esplique. Il sort un bout de papier de sa poche et lui fait un dessin avec un stylo à bille.

– Eh bien, dit la femme rêveusement.

Elle ajoute:

– Et c'est pratique?

Elle parle du stylo à bille.

Deux amateurs discutent:

– Moi, déclare l'un, j'ai entendu raconter que… (détails).

– Ça m'étonne pas autrement, réplique l'autre, on m'a bien affirmé que… (détails).

Poussée hors de son souk par la curiosité, une commerçante se livre à quelques confidences:

– Moi qui vous parle, mon mari, un jour voilà t-il pas qu'il lui prend l'idée de… (détails). Où qu'il avait été dégoter cette passion, ça je vous le demande.

– Il avait peut-être lu un mauvais livre, suggère quelqu'un.

– Peut-être bien. En tout cas, moi qui vous cause, je lui ai dit à mon mari, tu veux que? (détails). Pollop, que je lui ai répondu. Va te faire voir par les crouilles si ça te chante et m'emmerde plus avec tes vicelardises. Voilà ce que je lui ai répondu à mon mari qui voulait que je… (détails).

On approuve à la ronde.

Turandot n'a pas écouté. Il se fait pas d'illusions. Profitant de l'intérêt technique suscité par les accusations de Zazie, il s'est tiré en douce. Il passe le coin de la rue en rasant le mur et rejoint en hâte sa taverne, se glisse derrière le zinc en bois depuis l'occupation, se verse un grand ballon de beaujolais qu'il écluse d'un trait, réitère. Il se tamponne le front avec la chose qui lui sert de mouchoir.

Mado Ptits-pieds qui épluchait des patates lui demande:

– Ça va pas?

– M'en parle pas. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Ils me prenaient pour un satyre tous ces cons. Si j'étais resté, ils m'auraient émietté.

– Ça vous apprendra à faire le terre-neuve, dit Mado Ptits-pieds.

Turandot répond pas. Il fait fonctionner la petite tévé qu'il a sous le crâne pour revoir à ses actualités personnelles la scène qu'il vient de vivre et qui a failli le faire entrer sinon dans l'histoire, du moins dans la factidiversialité. Il frémit en pensant au sort qu'il a évité. De nouveau la sueur lui coule le long du visage.

– Nondguieu, nondguieu, bégaie-t-il.

– Tu causes, dit Laverdure, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

Turandot s'éponge, se verse un troisième beaujolais.

– Nondguieu, répète-t-il.

C'est l'expression qui lui paraît la mieux appropriée à l'émotion qui le trouble.

– Enfin quoi, dit Mado Ptits-Pieds, vous n'êtes pas mort.

– J'aurais voulu t'y voir.

– Ça veut rien dire ça: «j'aurais voulu t'y voir». Vous et moi, ça fait deux.

– Oh! discute pas, chsuis pas d'humeur.

– Et vous croyez pas qu'il faudrait avertir les autres?

C'est vrai, ça, merde, il y avait pas pensé. Il abandonne son troisième verre encore plein et fonce.

– Tiens, dit doucement Marceline un tricot à la main.

– La ptite, dit Turandot assoufflé, la ptite, hein, eh bien, elle s'est barée.

Marceline répond pas, va droit à la chambre. Gzakt. Lagoçamilébou.

– Je l'ai vue, dit Turandot, j'ai essayé de la rattraper. Ouatt! (geste).

Marceline entre dans la chambre de Gabriel, le secoue, il est lourd, difficile à remuer, encore plus à réveiller, il aime ça, dormir, il souffle et s'agite, quand il dort il dort, on l'en sort pas comme ça.

– Quoi quoi, qu'il finit par crier.

– Zazie a foutu le camp, dit doucement Marceline.

Il la regarde. Il fait pas de commentaires. Il comprend vite, Gabriel. Il est pas con. Il se lève. Il va faire un tour dans la chambre de Zazie. Il aime bien se rendre compte des choses par lui-même, Gabriel.

– Elle est peut-être enfermée dans les vécés, qu'il dit avec optimisme.

– Non, répond doucement Marceline, Turandot l'a vue qui se barait.

– Qu'est-ce que t'as vu au juste? qu'il demande à Turandot.

– Je l'ai vue qui se barait, alors je l'ai rattrapée et j'ai voulu te la ramener.

– C'est bien! ça, dit Gabriel, t'es un pote.

– Oui, mais la ptite a ameuté les gens, elle gueulait comme ça que je lui avais proposé de me faire des trucs.

– Et c'était pas vrai? demande Gabriel.

– Bien sûr que non.

– On sait jamais.

– Dacor, on sait jamais.

– Tu vois bien.

– Laisse-le donc continuer, dît doucement Marceline.