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– Alors voilà autour de moi tous les gens qui se rassemblent tout prêts à me casser la gueule. Ils me prenaient pour un satyre les cons.

Gabriel et Marceline s'esclaffent.

– Mais quand j'ai vu à un moment donné qu'ils faisaient plus attention à moi, j'ai filé.

– T'as eu les jetons?

– Tu parles. Jamais eu une telle trouille de ma vie. Même pendant les bombardements.

– Moi, dit Gabriel, j'ai jamais eu peur pendant les bombardements. Du moment que c'était des Anglais, moi je pensais que leurs bombes c'était pas pour moi mais pour les Fridolins puisque moi je les attendais à bras ouverts les Anglais.

– C'était un raisonnement stupide, fait remarquer Turandot.

– N'empêche que j'ai jamais eu peur et j'ai même jamais rien reçu sur le coin de la gueule tu vois, même pendant les pires. Les Frisous, eux, ils avaient une pétoche monstre, ils fonçaient dans les abris, les coudocors, moi je me marais, je restais dehors à regarder le feu d'artifice, bam en plein dans le mille, un dépôt de munitions qui saute, la gare pulvérisée, l'usine en miettes, la ville qui flambe, un spectacle du tonnerre.

Gabriel conclut et soupire:

– Au fond on avait pas la mauvaise vie.

– Eh bien moi, dit Turandot, la guerre j'ai pas eu à m'en féliciter. Avec le marché noir, je me suis démerdé comme un manche. Je sais pas comment je m'y prenais, mais je dégustais tout le temps des amendes, on me barbotait mes trucs, l'État, le fisc, les contrôles, on me fermait ma boutique, en juin 44 c'est tout juste si j'avais un peu d'or à gauche, et heureusement parce qu'à ce moment-là une bombe arrive, et plus rien. La poisse. Heureusement que j'ai hérité de la baraque ici, sans ça.

– T'as pas à te plaindre en fin de compte, dit Gabriel, tu te la coules douce, c'est un métier de feignant que le tien.

– Je voudrais t'y voir. Éreintant qu'il est mon métier, éreintant, et malsain par-dessus le marché.

– Qu'est-ce que tu dirais alors si tu devais bosser la nuit comme moi. Et dormir le jour. Dormir le jour, c'est excessivement fatigant sans xa en ait l'air. Et je parle pas quand on est réveillé à une heure invraisemblable comme aujourd'hui. Je voudrais pas que ça soit comme ça tous les matins.

– Faudra l'enfermer à clé cette petite, dit Turandot.

– Je me demande pourquoi elle a foutu le camp, murmura pensivement Gabriel.

– Elle a pas voulu faire de bruit, dit doucement Marceline, alors pour pas te réveiller, elle est allée se promener.

– Mais je veux pas qu'elle se promène seule, dit Gabriel, la rue c'est l'école du vice, tout le monde sait ça.

– Elle a ptête fait ce que les journaux appellent une fugue, dit Turandot.

– Ça serait pas drôle, dit Gabriel, faudrait alerter les roussins, probab. Alors moi de quoi j'aurais l'air?

– Tu ne crois pas, dit doucement Marceline, que tu devrais essayer de la retrouver?

– Moi, dit Gabriel, moi, je retourne me coucher.

Il s'oriente direction plumard.

– Tu ferais que ton devoir en la récupérant, dit Turandot.

Gabriel ricane. Il minaude et imitant la voix de Zazie:

– Devoir mon cul, qu'il déclare.

Il ajoute:

– Elle se retrouvera bien toute seule.

– Suppose, dit doucement Marceline, suppose qu'elle tombe sur un satyre?

– Comme Turandot? demande Gabriel plaisamment.

– Je trouve pas ça drôle, dit Turandot.

– Gabriel, dit doucement Marceline, tu devrais faire un petit effort pour la rattraper.

– Vas-y, toi.

– J'ai ma lessive sur le feu.

– Vous devriez donner votre linge aux trucs automatiques américains, dit Turandot à Marceline, ça vous ferait du travail en moins, c'est comme ça que je fais moi.

– Et, dit Gabriel finement, si ça lui fait plaisir à elle de faire sa lessive elle-même? Hein? de quoi que tu te mêles? tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire. Tes trucs américains je les ai là.

Et il se frappe le derche.

– Tiens, dit Turandot ironiquement, moi qui te croyais américanophile.

– Américanophile! s'esclame Gabriel, t'emploies des mots dont tu connais pas le sens. Américanophile! comme si ça empêchait de laver son linge sale en famille. Marceline et moi, non seulement on est américanophiles, mais en plus de ça, petite tête, et en même temps, t'entends ça, petite tête, en même temps, on est lessivophiles. Hein? ça te là coupe, ça (pause) petite tête.

Turandot ne trouve rien à répondre. Il revient au problème concret et présent, à la liquette ninque, celle qu'il n'est pas si facile de laver.

– Tu devrais courir après la gamine, qu'il conseille à Gabriel.

– Pour qu'il m'arrive la même chose qu'à toi? pour que je me fasse linnecher par le vulgue homme Pécusse?

Turandot hausse les épaules.

– Toi aussi, qu'il dit d'un ton méprisant, tu causes, tu causes, c'est tout ce que tu sais faire.

– Vas-y donc, dit doucement Marceline à Gabriel.

– Vous m'emmerdez tous les deux, ronchonne Gabriel.

Il rentre dans sa chambre, s'habille méthodiquement, passe tristement sa main sur son menton qu'il n'a pas eu le temps d'épiler, soupire, réapparaît.

Turandot et Marceline ou plutôt Marceline et Turandot discutent des mérites ou démérites des machines à laver. Gabriel embrasse Marceline sur le front.

– Adieu, lui dit-il avec gravité, je m'en vais faire mon devoir.

Il serre vigoureusement la main de Turandot; l'émotion qui l'étreint ne lui permet pas de prononcer d'autre mot historique que «je m'en vais faire mon devoir», mais son regard se voile de la mélancolie propre aux individus que guette un grand destin.

Les autres se recueillent.

Il sort. Il est sorti.

Dehors il flaire le vent. Il ne sent que les odeurs habituelles et tout particulièrement celles qui de La Cave émanent. Il ne sait s'il doit aller au nord ou au midi car la rue est ainsi orientée. Mais un appel transvecte ses hésitations. C'est Gridoux le cordonnier qui lui fait signe de son échoppe. Gabriel s'approche.

– Vous cherchez la petite fille, je parie.

Oui, grogne Gabriel sans enthousiasme.

– Je sais où elle est allée.

– Vous savez toujours tout, dit Gabriel avec une certaine mauvaise humeur.

Çui-là, qu'il se dit à lui-même avec sa petite voix intérieure, à chaque fois que je cause avec lui, il m'egzagère mon infériorité de complexe.

– Ça vous intéresse pas? demande Gridoux.

– C'est bien obligé que ça m'intéresse.

– Alors jraconte?

– C'est marant les cordonniers, répond Gabriel, ils arrêtent jamais de travailler, on dirait qu'ils aiment ça, et pour montrer qu'ils arrêtent jamais ils se mettent dans une vitrine pour qu'on les admire. Comme les remmailleuses de bas.

– Et vous, réplique Gridoux, dans quoi est-ce que vous vous mettez pour qu'on vous admire?

Gabriel se gratte la tête.

– Dans rien, dit-il mollement, moi chsuis un artiste. Je fais rien de mal. Et puis c'est pas le moment de me causer comme ça, ça urge l'histoire de la gosse.

– J'en cause parce que ça me fait plaisir, répond Gridoux avec calme.

Il lève le nez de sur son travail.