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« À Londres, Adam Denham, âgé de dix-huit ans, a été tué par balles, après avoir identifié un criminel à l’aide de smartglasses. D’après les premières informations dont nous disposons, quatre autres personnes ont été gravement touchées. »

Il désigne le profil d’Adam, qui ressemble à celui d’autres réseaux sociaux : portrait, photos, commentaires, opinions, diagrammes, symboles, etc.

« Nous savons beaucoup de choses sur Adam. C’est un utilisateur intensif de Freemee. Son compte nous révèle toutes les données liées à son smartphone, à son ordinateur, à sa connexion Internet, à sa banque et à ses cartes de fidélité. S’ajoutent à cela une montre connectée et un bracelet d’activité. Nous connaissons même ses déplacements, ses modes de communication ainsi que son profil lifestyle. Par ailleurs, il utilise nombre de nos Act Apps pour son propre perfectionnement. »

Will fait défiler les images enregistrées par les lunettes d’Adam au moment de l’apparition de Lean. Il diffuse également sa conversation avec la police. Trois lignes supplémentaires montrent son pouls, la cadence de la course et sa résistance cutanée.

« Grâce à sa paire de lunettes connectées, il a pu envoyer en temps réel les images de sa poursuite sur son compte Freemee. »

On voit maintenant le moment où Lean fait feu même si les images sont très floues. Puis on ne voit plus que le bleu du ciel.

« Lorsque nos programmes automatiques de tracking et d’analyse ont constaté l’arrêt brutal des fonctions vitales d’Adam, ils ont lancé une alerte. »

Will se tourne vers les images en direct des caméras de surveillance. Deux secouristes portent une civière avec un corps sans vie dans une ambulance.

« D’après l’analyse de nos programmes, le médecin constatera la mort du jeune homme sur le lieu même de la fusillade.

— Mon Dieu ! lâche Alice Kinkaid. Le pauvre garçon ! Pauvres parents ! »

En tant que responsable des affaires publiques de Freemee, elle a en charge les relations presse, sous la tutelle de Will. Elle a la tête suffisamment bien faite pour avoir suivi des études d’informatique à Stanford et de droit à Yale, et elle est suffisamment jolie pour avoir décroché le titre de vice-miss Virginie.

« Il s’agit là du premier décès dû à l’utilisation de lunettes connectées couplées avec le logiciel de reconnaissance faciale de Freemee. Cette triste histoire va attirer l’attention de tous les médias sur nous. Nous devons prendre les devants.

— Ou espérer qu’une telle affaire se reproduise, si nous étions cyniques, intervient Alice. Depuis l’attaque de Zero contre le Président, le nombre de nos membres explose. La curiosité des gens est manifestement plus grande que leur peur de la collecte de données. Avec cette tragédie, nous aurons encore plus d’adhésions. Nos programmes peuvent le certifier sans trop de difficultés.

— C’est comme le massacre d’écoliers à New York fin 2012 », remarque Piotr, le chef du département des statistiques, un géant de deux mètres aux cheveux longs, portant un bouc et à l’estomac proéminent. « On aurait pu croire, après une telle catastrophe, que les ventes d’armes baisseraient mais, au contraire, elles ont grimpé en flèche.

— Super comparaison », ironise Will, dédaigneux. « Quelqu’un d’autre ?

— Laissons donc tout cynisme de côté. Sortons de leurs tiroirs nos stratégies de communication », intervient Alice en regardant à la ronde. « Nous savons comment traiter ce genre d’affaires. Exprimer toutes nos condoléances et témoigner notre compassion aux personnes concernées, souligner les avantages de nos produits, rappeler leur utilisation correcte et les dangers d’un mauvais usage, puis nous faire distants. C’est comme pour les meurtres liés à Facebook. Les médias traditionnels en ont d’abord fait des gorges chaudes, puis, au bout de deux jours, l’affaire était oubliée. Quant aux articles des médias en ligne, leur durée de vie est de quelques heures seulement, l’important, c’est que nous les utilisions à notre profit. Nous avons assez d’arguments. » Elle penche la tête sur le côté, Will n’a d’yeux que pour elle. « Ainsi, nous pouvons par exemple souligner les avantages de notre programme de sécurité. Si Adam avait eu la version payante de notre logiciel d’analyse criminologique, il aurait alors été averti de la probabilité que Lean ait une arme et soit prêt à en faire usage. Il ne se serait jamais retrouvé dans cette situation.

— Il faut de nouveau s’attendre à des débats autour des logiciels de reconnaissance faciale, intervient Will. Et on exigera que nous en restreignions les possibilités pour revenir au stade de développement antérieur, quand ils ne pouvaient identifier que les visages d’un cercle d’amis parmi les utilisateurs.

— Nous ne sommes pas les seuls à proposer ces produits », observe Carl Montik.

Il est l’un des créateurs de Freemee, son président-directeur général, responsable de la recherche, de la programmation et du développement. Il fait plus vieux que ses vingt-huit ans mais porte bien, il est d’une constitution athlétique. Comme à son habitude, il se tient en retrait.

« Depuis que Meyes s’est lancé voilà quatre mois et ne s’est pas laissé racheter comme Face 0212 de Facebook, on trouve aujourd’hui au moins vingt-quatre programmes différents. En outre, ce jeune homme aurait tout aussi bien pu reconnaître le criminel après avoir vu sa photo sur Internet. On trouve ces avis de recherche partout, pas uniquement sur les pages de la police. Et n’oublions pas le nombre de fois où des délinquants se sont fait pincer grâce à notre logiciel. »

Il se balance en arrière. Un rayon de soleil fait étinceler son crâne rasé.

« Je résume : ni les lunettes ni la reconnaissance faciale ne sont responsables de ce qu’il s’est passé. Adam Denham a suivi cet homme de son propre chef. Le programme l’a invité plusieurs fois à cesser de le suivre.

— Pourquoi n’en a-t-il rien fait ? demande Alice.

— Un taux d’adrénaline élevé. Malheureusement, impossible de le détecter pour l’instant. C’est en développement. »

Alice jette un rapide regard à Will, puis prend la parole sur un discret hochement de tête de sa part.

« Au fond, la question n’est pas de savoir comment nous nous sortirons de ces débats sans dommages. Ils ne nous porteront pas préjudice, bien au contraire. Mais nous devons faire en sorte qu’ils durent le plus longtemps possible. Sans toutefois ennuyer les gens. Comme je l’ai déjà dit, si nous étions cyniques, nous souhaiterions que la même chose se reproduise. Mais nous ne pouvons pas laisser mourir des jeunes hommes tous les jours, non ? »

« Si tu savais », murmure Henry Emerald. Il est de ces hommes qui ont l’air jeunes malgré leurs cheveux blancs.

Costume et chemise sont taillés sur mesure, la cravate en soie a été faite à la main dans un village de montagne en Italie. La lumière du jour, qui passe à travers les portes vitrées aux battants finement décorés et hautes comme la pièce de la façade sud, fait régner une atmosphère à la Vermeer. Derrière s’étend un gazon entretenu, bordé par un bois. La pièce est si grande qu’on pourrait y faire rentrer des maisons entières. Une construction typique du Gilded Age américain. Au milieu de cet intérieur d’époque bien tenu et parmi toutes les antiquités de valeur, l’écran moderne posé sur le lourd bureau sombre a l’air d’un insecte exotique. Henry Emerald est installé dans un profond fauteuil en cuir, la main sur le menton, attendant un invité. Code 705. Ils ont envisagé tous les scénarios. Pour les plus critiques, il y a des codes. En fonction de leur gravité, certains responsables sont tenus informés. Le 705 est tout en haut de la liste. Mort d’un utilisateur de Freemee, en lien avec un criminel identifié à cause de la reconnaissance faciale de lunettes connectées. En lien également avec l’expérience secrète.