Sur son écran Carl Montik, assis dans son bureau, apparaît. Il porte des smartglasses qui lui permettent de participer à cette visioconférence. Henry préfère l’écran, et même les conversations de vive voix. Ce n’est pas parce qu’il investit dans les technologies modernes qu’il doit les utiliser. Hormis naturellement une connexion hautement sécurisée et les techniques de cryptage les plus pointues.
« Que s’est-il passé ? » demande Henry.
Carl montre à Henry le profil Freemee d’Adam Denham. Sur la première photo, on voit un adolescent grassouillet dont la coupe de cheveux n’a pu avoir été faite que par sa mère. Sur la suivante, c’est un jeune adulte sûr de lui et attirant. Sous la galerie de photos, l’habituelle vue d’ensemble avec des symboles, des graphiques, des tableaux. Une boule blanche et brillante tourne au-dessus. Chez Freemee, on l’appelle « la boule de cristal ».
Leur botte secrète, leur application killer. Le secret du succès de l’entreprise, souvent copié, jamais égalé.
« Du loser au mec cool, commente Henry. En six mois seulement. Trop cool, même.
— Niveau 7 de l’expérience, commente Carl. Une très importante transformation des valeurs.
— Jadis, il n’aurait pas suivi le criminel. Je pensais que nous maîtrisions cela ?
— C’est le premier depuis un mois. Au sein des groupes de l’expérience, le nombre des morts non naturelles a atteint la moyenne nationale depuis 28,5 jours. Adam Denham est une exception. La rencontre avec Lean est fortuite. C’est le fruit du hasard.
— Son comportement dans un tel cas était tout à fait prévisible, objecte Henry. De même que chez les autres individus test qui se sont surévalués, qui sont devenus dépressifs ou fous. Trois mille morts ! Autant que le 11 Septembre ! Cette putain d’expérience est une épée de Damoclès !
— Dois-je te rappeler que tu la voulais aussi, cette expérience ? » rétorque Carl sans se laisser impressionner.
« Si jamais ce que les algorithmes ont provoqué est rendu public, alors Freemee pourra mettre la clef sous la porte. Et nous, nous irons derrière les barreaux. Dans le meilleur des cas.
— Les algorithmes n’ont rien provoqué. Ce n’est pas eux qui ont tiré sur Adam Denham. Et c’est pareil pour les autres. C’est eux qui ont conduit trop vite ou qui se sont jetés d’un pont, pas les algorithmes. »
Mais ils les y ont conduits, songe Henry. Et nous sommes bien placés pour le savoir.
« Et puis les trois mille cas passent inaperçus parmi les cent soixante-dix millions d’utilisateurs Freemee, ajoute Carl. Moins d’un mort pour mille parmi les cinq millions de sujets de l’expérience.
— Joszef les a remarqués, lui rappelle Henry.
— Heureusement ! Sans quoi nous les aurions nous-mêmes peut-être découverts trop tard. Mais Joszef était un génie. Et en tant que directeur du département des statistiques, il avait accès aux données concernées, que nous avons verrouillées depuis. Quelqu’un d’autre aurait pu accéder à ces données et ça aurait été pire. »
Henry n’est pas convaincu.
« Pourquoi le programme a-t-il remarqué ces deux Londoniens, Edward Brickle et Cynthia Bonsant ? Un lycéen et une journaliste old school.
— Je sais », répond Carl, la mine pincée. « Le bon sens nous dit qu’ils sont inoffensifs. Mais nous ne devons pas compter sur la chance. Les données parlent une langue claire. »
Henry sait à quel point Carl fait confiance aux montagnes de données. Bien plus qu’aux sentiments humains et à la logique. Les hommes, en effet, cherchent la cause de toute chose. Et tombent souvent sur la mauvaise parce qu’ils ne disposent pas de suffisamment d’informations. Ils pensent, par exemple, que leur chef tire la gueule à cause d’une discussion houleuse qu’il a eue le matin. Peut-être s’est-il disputé avec sa femme, peut-être a-t-il mal dormi. Ils n’en savent rien.
Bien entendu. Carl, souvent, ne trouve pas de cause en fouillant dans les données. Mais à quoi bon chercher davantage puisque les algorithmes lui proposent des réponses immédiates ?
« Le problème est le même que pour l’herbicide, le sucre et le diesel, assure Carl. Chacun de ces éléments est inoffensif en soi. Mais leur mélange les rend hautement explosifs. »
Carl ouvre le profil d’Edward Brickle.
« C’est un très bon ami d’Adam Denham et un témoin de sa mort. Il fait partie de l’expérience, niveau 4. Transformation moyenne d’environ 60 % de ses valeurs.
— Ça signifie qu’il a pu s’apercevoir de la rapide transformation de Denham, réfléchit Henry. Il n’est pas à exclure qu’il ait des soupçons. »
L’autre acquiesce. « S’il savait qu’il y a quelque chose à découvrir, alors il essayerait très probablement.
— Serait-il en mesure de le faire ?
— Brickle est une brute en informatique. La probabilité qu’il trouve quelque chose est donc forte. C’est lié également à l’influence qu’exerce Cynthia Bonsant sur lui. Ils se connaissent bien, le garçon est amoureux de Viola Bonsant. Lorsqu’il est en sa compagnie, ses indicateurs changent visiblement ; pouls plus rapide, résistance de la peau plus faible, etc. »
Carl fait apparaître les données concernant Cynthia. « Elle ne compte pas parmi les utilisateurs de Freemee mais ce que nous savons d’elle nous suffit. Elle est journaliste. Ce qui n’est pas fameux. Toujours à la recherche d’une histoire à raconter. Avant la naissance de sa fille, elle était freelance, elle faisait de l’investigation. Dans certains domaines, elle est supérieure à la moyenne de ses collègues : curiosité, ténacité, vérité, transparence, sens des responsabilités, passion. Cette femme aime créer des difficultés et se mettre en position délicate. Lorsqu’elle mord un os, elle ne le lâche pas de sitôt. Si j’additionne Bonsant la curieuse et Brickle le rasé, j’obtiens une probabilité de 19,38 % qu’ils découvrent le pot aux roses. C’est bien plus élevé que jusqu’alors. »
Henry sent l’inquiétude l’envahir. « Ton plan ?
— Je change les réglages de Brickle et de la fille de Bonsant. Elle utilise Freemee. D’après les données, elle n’est pas amoureuse d’Eddie Brickle, mais peut-être puis-je l’amener à détourner son attention et à l’empêcher de fouiner. »
Il ouvre une page noircie de lignes de code auxquelles Henry ne comprend rien. Carl en réécrit quelques-unes, en efface d’autres, en ajoute.
« Leur programme va leur donner dès maintenant des conseils pour les orienter dans ce sens sans qu’ils se rendent compte de rien, explique-t-il. Par ailleurs, j’augmente le niveau de difficulté de ce qu’on attend d’eux, afin que le programme les fasse penser à autre chose et les pousse à atteindre leurs limites. Je vais essayer également d’influencer Cynthia Bonsant à travers sa fille. Dans son cas, mon champ d’action est plus limité.
— Il est plus que temps d’en finir avec cette expérience, afin que tu puisses laisser la sale besogne à d’autres. Tes missions souffrent de ce manque de prévisibilité.
— Je sais bien. J’aurai les résultats finaux de l’expérience dans quinze jours, ceux du vote municipal d’Emmerstown dans quatre. Et ce sera sensationnel. Ensuite, on commencera la mise en œuvre. »
Henry met fin à la communication. Il ne peut laisser ça à Carl tout seul. Il passe encore un bref appel pour convoquer quelqu’un dans sa propriété. Avant son arrivée, Henry souhaite faire ses exercices de concentration. Il quitte la pièce par la porte à double battant, au milieu des sept autres, et se rend à l’extérieur, sur l’herbe tendre.