Cyn se renverse en arrière sur son siège. Sur son écran passe la dernière vidéo de Zero. Peu à peu, elle trouve du plaisir à l’écouter.
« Eh oui, Mister Président ! Voilà ce que ça fait d’être observé jour et nuit alors qu’on veut être tranquille. » Une voix indéfinissable au timbre qui l’est tout autant commente la vidéo où l’on voit courir les gardes du corps. Le visage du Président apparaît. Une animation le fait se transformer en celui du secrétaire à l’Intérieur, puis en celui du directeur du FBI, puis en ceux de la CIA et de la NSA, tandis que Zero poursuit : « Nous avons rendu visite au Président pendant ses vacances, même si cela nous a coûté quelques belles petites machines. Tu trouves la vidéo en ligne partout », dit-il en ricanant. « On vous souhaite bien du plaisir. Quant à nous, nous préférons l’anonymat. Et n’oublie pas qu’il faut terrasser l’hydre des données. »
« Le making-of, plaisante Jeff. Zero l’a posté ce midi.
— Il a du cran, marmonne Charly. Il doit pourtant bien savoir que les Américains vont retourner le monde entier pour trouver sa trace. Vous avez vu les cours de la Bourse ? Ils se sont effondrés après l’attaque.
— Parano américaine », fait Jeff.
Cyn doit s’habituer à ses nouveaux voisins, de même qu’aux bruits de cette ruche sonore communément appelée rédaction. Jeff et Charly ne cessent de bavarder, y compris lorsque Cyn travaille sur un texte.
« Au moins, c’est en lien avec l’article que j’écris, grogne-t-elle.
— Pourquoi t’écris encore des textes ? »
Anthony se penche sur son épaule. Les mains sur les hanches, il fixe l’écran de la journaliste. « Je veux voir des choses modernes ! Des graphiques animés, des vidéos ! Des… »
Le téléphone de Cyn sonne.
« Les portables doivent être sur vibreur, dans la salle de rédaction ! » lui rappelle le rédacteur en chef d’un ton d’adjudant.
Cyn éteint la sonnerie.
Sur l’écran, une photo de sa fille. Elle s’apprête à rejeter l’appel lorsqu’Anthony lui signifie d’un geste emphatique qu’elle peut répondre.
Viola sanglote, Cyn ne comprend pas un traître mot de ce dont elle parle. Seuls lui parviennent clairement les mots « tirs » et « gravement blessé » entre les pleurs. Elle est prise de panique. Elle s’accroche à son accoudoir pour contenir les tremblements qui l’envahissent.
« Calme-toi, mon trésor !
— Je ne peux pas me calmer ! Adam… Adam est mort ! »
Son sang ne fait qu’un tour. Adam — n’est-ce pas un ami d’Eddie ? Elle demande posément : « Que s’est-il passé ? Où es-tu ? »
Sa fille lui explique tout.
« J’arrive ! »
Elle repose son portable, les mains tremblantes. Son cœur bat à tout rompre.
« Ma fille. Apparemment, elle s’est retrouvée dans une fusillade. Je dois y aller.
— Une fusillade ? » demande Anthony, au comble de l’excitation. « Où ça ? Prends les lunettes avec toi et fais ton boulot ! En direct si possible ! On le mettra sur la page d’accueil ! »
Cyn se retient de lui en coller une. Elle prend ses affaires et file en courant.
Des curieux s’amassent tout le long du ruban de signalisation de la police qui coupe Mare Street. Les fonctionnaires veillent à ce qu’aucun ne pénètre sur la scène de la fusillade. Au-dessus d’eux, un hélicoptère décrit des cercles. Des policiers en tenue vont et viennent, interrogent les témoins. Des larmes de soulagement roulent sur les joues de Cyn lorsqu’elle aperçoit sa fille. Elle reconnaît Eddie à ses côtés, en train de parler à un agent. Elle s’approche d’une policière.
« Vous ne pouvez pas passer.
— C’est ma fille ! » fait-elle en désignant Viola du doigt.
Elle lui tend ses papiers.
La fonctionnaire les examine, puis parle dans son talkie avant de laisser passer la journaliste.
En voyant sa mère, Viola ferme ses yeux rougis et se mord les lèvres. Cyn la prend dans ses bras et, pour la première fois depuis des années, sa fille se love contre elle. Cyn sent sa chaleur, son corps tremblant. La policière avec laquelle s’entretenait la jeune femme attend patiemment.
« Je dois finir avec elle », fait Viola en s’écartant. Elle baisse les yeux. « Ils ont confisqué tes lunettes.
— Ne t’en fiais pas », répond Cyn en lui caressant le haut du bras.
Tandis que sa fille en termine avec la procédure, Cyn regarde autour d’elle. Plus loin, des fonctionnaires de la police scientifique en combinaison sont agenouillés pour rassembler des éléments de preuve. Elle s’approche, avant d’être arrêtée.
Elle donne les raisons de sa présence. « Le jeune homme décédé portait des lunettes qui m’appartiennent.
— On vous les rendra, dès qu’elles auront été examinées. »
Son téléphone sonne.
Le rédac chef.
« Ta fille va bien ?
— Oui, oui.
— Super ! Bonne nouvelle. Il y a matière à reportage ? La concurrence est déjà là ? Tu peux peut-être faire quelques interviews de la police ou de ta fille avec les smartglasses. On les transmettra en direct !
— Elles ne fonctionnent pas, rétorque Cyn. Je dois raccrocher. »
Il va faire des histoires s’il apprend ce qu’il s’est réellement passé.
Méthodiquement, elle étudie les lieux, cherche des traces, prend des photos avec son mobile. Des marques de sang. Lean ? Adam ?
Elle se demande comment Viola et ses amis se sont retrouvés dans cette panade. Et comment sa fille, qui vient d’en finir avec les formalités, va accuser le choc.
« Je veux rentrer », dit-elle, épuisée.
Eddie en a fini également.
« Salut Cyn », fait-il d’une petite voix.
Avec Viola, ils sont amis depuis la maternelle. Ils fréquentent les mêmes écoles, parfois la même classe. Pour Viola, Eddie est un frère. Quant à Cyn, elle soupçonne le jeune homme d’espérer plus depuis quelque temps.
Une autre jeune fille se joint à eux. Ses cheveux blonds sont en désordre, ses yeux rougis par les larmes. Sally, se souvient la journaliste. Elle est déjà venue à la maison, quoique rarement.
« Impossible de joindre mes parents, dit-elle.
— Venez tous chez nous », décide Cyn.
Eddie étudie son smartphone et soupire. « Non, je dois rentrer chez moi, j’ai à faire. »
Du coin de l’œil, Cyn voit une liste de messages.
« Tu as à faire… C’est-à-dire ?
— Mes devoirs.
— Tes devoirs ? Maintenant ? Après tout ça ? »
Il lui tend son portable.
Tu devrais rentrer chez toi pour étudier, Edward : mathématiques, physique, géographie, saxophone.
« Qui t’écris ça ? Ta mère ?
— Mon… tel.
— Ton téléphone ? C’est insensé ! Tu ne vas pas te laisser dicter ce que tu dois faire par ton téléphone ! Allez, on y va !
— Mais… mes taux vont baisser, se lamente Eddie.
— Quels taux ? s’énerve Cyn. T’as du cholestérol ? De l’hypoglycémie ?
— Oublie », conclut-il en tournant les talons.
Les premiers confrères de Cyn font leur apparition, demandent des informations sur la fusillade. Cyn en connaît quelques-uns de vue. Ils ne l’ont pas aperçue. Décidée, elle pousse Eddie et Viola dans la direction opposée. Elle remarque alors que sa fille regarde elle aussi l’écran de son smartphone. Elle aussi a reçu plusieurs notifications. Sally les suit. Ils passent à un endroit plus calme sous le ruban tendu par la police et disparaissent parmi les badauds.