Super, pense Cyn. Ma propre fille me met au chômage.
« Voici ce qu’on va faire », commence Viola.
Sitôt qu’elle a expliqué son plan, ils se postent tous devant la porte avec leurs téléphones. Ils ajustent la chaîne de sécurité afin que la porte ne puisse que s’entrouvrir.
Au signal de Viola, Cyn ouvre. Les reporters crient à tout-va. Les six assiégés passent leurs téléphones à l’extérieur, puis les rentrent avant de refermer précipitamment.
L’humeur massacrante de Carl plane dans la salle de réunion à la manière de relents putrides. C’est la seconde fois en une journée qu’il rassemble ses troupes.
« Il manquait plus qu’eux », s’énerve-t-il tandis qu’est projetée la vidéo de Zero sur le mur d’écrans. « Ils me les brisent. Ils se prennent pour qui ? Savonarole ? Howard Beale ? »
Il donne la parole à Alice. Il sait que dans de telles situations, il peut compter sur son professionnalisme.
« Considérons les aspects positifs de la chose. Piotr, à toi de jouer.
— Comme prévu, nous profitons du battage médiatique autour de ce qui s’est passé au cours de ces dernières heures. Nous constatons une croissance massive, particulièrement en Europe de l’Est. L’effet Newtown. C’est pareil pour l’intervention de Zero. On a même des chiffres précis à ce sujet. » Il projette un graphique avec des courbes colorées. « Il y a une corrélation entre la hausse du nombre de vues de la vidéo de Zero et celle de notre nombre d’adhésions. Depuis le President's Day, les deux chiffres ont explosé. Rien qu’au cours des dernières vingt-quatre heures, nous avons gagné plus de onze millions d’utilisateurs. Aucune de nos campagnes n’avait réussi cet exploit. Freemee profite pleinement des vidéos critiques de Zero à son égard.
— Quoi ? Il parle de nous aussi ? » demande Carl au comble de l’énervement. « Que nous reprochent-ils ?
— Que nous attribuions des points, notre système de valeurs, la possibilité d’influencer des faits et des gestes, bref, comme d’habitude.
— Ils nous critiquent et on en profite ? demande Carl.
— Encore l’effet Newtown, dit Alice.
— Heureusement qu’ils n’en savent rien, rigole Will. Sinon, ils n’en parleraient plus.
— Ou ils s’en foutent.
— Quoi qu’il en soit, la popularité de Zero ne va pas faire long feu s’ils ne commettent pas de nouvelles actions spectaculaires. »
Piotr présente une courbe qui décroît aussi brutalement qu’elle monte. « Voici ce qu’il risque de leur arriver.
— Dommage, regrette Will. Si leur cote de popularité baisse, alors on regardera moins leurs vidéos et s’en sera fini des effets positifs pour nous.
— C’est vrai, acquiesce Alice. Nous devons faire en sorte que ce groupuscule reste au top. » Elle marque une pause. « J’ai une idée, je crois.
— Zero nous traite de méchants et tu veux les faire bosser pour nous ? interroge Carl.
— T’as bien vu les chiffres de Piotr.
— Oui, oui. Et qu’est-ce que tu veux dire ?
— Les réactions hystériques des gens le prouvent bien : les chasses à l’homme fascinent l’être humain. D’autant plus lorsque les traqués divisent la société en deux camps. Pensez à Edward Snowden. Pensez à tous ces articles enflammés ! Au suspense quant à l’endroit où il obtiendrait l’asile. On imagine tout de suite un film.
— Mais ça ne dure que quelques jours, objecte Will.
— Il faut faire en sorte que l’intérêt reste vif et ne pas laisser retomber la sauce. Toutes les séries télé fonctionnent ainsi. »
Elle tapote rapidement sur son téléphone et fait apparaître l’affiche d’un film sur l’écran : Le Fugitif.
« Un film des années 1990. L’adaptation d’une série télé des années 1960. Si vous savez encore ce qu’est la télévision… »
Elle récolte quelques gloussements. Will se sent subitement vieux.
« La série comme le film suivent un médecin recherché pour le meurtre de sa femme alors qu’il est innocent. La série a tenu le public en haleine pendant quatre ans. Quatre ans ! Seulement pour voir un type traqué !
— Tu veux mettre en scène une série équivalente au temps d’Internet ? demande Will, incrédule.
— On a tous les ingrédients. Le pays le plus puissant du monde est sur la trace de Zero. Eux, on leur témoigne une certaine sympathie parce qu’ils s’élèvent contre le symbole de la toute-puissance politique.
— Un zéro ou des zéros ? coupe Will.
— Sans doute plusieurs. Combien ? On n’en sait rien.
— Le pot de terre contre le pot de fer », fait Will, qui, peu à peu, se laisse séduire par cette idée. « C’est à la base d’Ennemi d’État, de V comme Vendetta ou de Running Man. Une machine à succès !
— Et de plein d’autres. Cette chasse sera très controversée ! Les partisans de la protection des données et les accros de la sphère privée du monde entier beugleront d’un seul cri ! Celui des politiques s’y ajoutera. Quelle pub ! Les uns vont se mettre à la recherche de Zero, les autres le soutiendront. Le duel entre chasseurs et chassés deviendra une bataille entre deux visions du monde. Du grand cinéma ! Du réel !
— Mais si le FBI n’arrive déjà pas à mettre la main dessus…
— On s’en fout. Ce qui compte, c’est la traque ! Plus longtemps elle dure, mieux on s’en porte ! Il faut qu’elle soit publique !
— Y’a tout de même un hic, intervient Will. Avec une telle chasse, nous nous mettrons bien du monde à dos. La sympathie des gens va aux faibles.
— Tout dépend de la manière de l’aborder. Ici, aux États-Unis, Chelsea Manning et Edward Snowden passent pour des traîtres aux yeux de nombreuses personnes. Mais il ne s’agit pas de ça, nous concernant. La seule chose que nous voulons, c’est que Zero gagne en popularité pour que nous attirions de nouveaux utilisateurs. Mais tu as en partie raison. La chasse doit être faite par quelqu’un d’autre.
— Et qui ça ? » s’enquiert Will.
Il regarde à la ronde, dans l’attente d’une proposition.
Personne ne répond. Carl tapote ses lèvres du bout de son index comme s’il était plongé dans une réflexion intense. Enfin, il parle : « Laissez-passer le temps de transformer un de nos algorithmes. »
Il s’installe au bureau de Will avec sa tablette et commence à taper à toute vitesse.
« Voyons voir qui semble le plus indiqué. Il nous faut le bon média et la bonne personne. Elle doit avoir un profil international et permettre une identification de notre cœur de cible au cours des prochains mois, être une pro de la communication. Plus elle est connue, mieux c’est. Et puis elle doit être disponible et avoir une raison valable de rechercher Zero.
— Est-ce un oui ? » demande Alice.
Will n’est pas certain que Carl prenne la proposition au sérieux. Lui-même aurait choisi des moyens plus classiques. Ça l’excite cependant de donner plus de pouvoir à Alice. Cette jeune femme a du potentiel.
Penché sur son appareil, Carl semble possédé.
« Bien », lâche-t-il finalement. D’un geste nonchalant il met fin à son travail et regarde ses collègues, ravi : « J’ai quelqu’un. »
Cyn aime la photo de ses confrères à sa porte. La manière dont ils ont tendu leurs caméras et leurs perches en direction de leurs téléphones, grimaçants, comme si c’était une arme ! Et elle s’étonne de l’aplomb de sa fille, qui publie les images volées sur son propre profil. Elle y a surimprimé un texte en gros caractères.