Repose en paix, Adam ?
Notre ami Adam Denham vient de mourir brutalement sous nos yeux. Toutes nos condoléances vont à sa famille et à ses proches. Nous éprouvons une infinie tristesse. Malheureusement, la presse à scandales ne connaît ni deuil ni respect. Nous leur demandons tout de même de bien vouloir laisser les morts reposer en paix et les vivants pleurer dans l’intimité.
Partagez ce message avec vos amis si vous voulez que les soi-disant journalistes de ces soi-disant médias renoncent à leurs méthodes ordurières.
Viola a ajouté les noms des reporters et les médias pour lesquels ils travaillent. Cyn n’en revient pas de la vitesse et de l’adresse avec lesquelles les jeunes gens ont publié cette photo.
Aujourd’hui, nous sommes tous journalistes !
« Ça ne fait pas dix minutes que c’est en ligne et on a déjà plus de dix mille likes, favs, yeabs, et autres commentaires positifs sur les réseaux sociaux, constate Viola, ravie. C’est déjà partagé plus de sept cents fois !
— Et c’est pareil pour moi, ajoute Eddie.
— Idem, fait Sally.
— Allez ! Maman, partage-la aussi ! » la prie Viola.
Elle s’y refuse. Bien sûr que les journalistes devraient les laisser tranquilles, ainsi que l’exige sa fille. Ils devraient rester silencieux, seuls avec leur chagrin, chez eux. Certes, aucun de ceux qui ont appelé ni de ceux qui font le pied de grue devant leur porte n’a obtenu de réactions ou d’interviews sur cette triste affaire. Mais, en fin de compte, n’ont-ils pas réussi à faire en sorte que Viola et ses amis s’expriment tout de même à ce sujet ? Est-elle la seule à le ressentir comme une défaite ?
Son téléphone vibre de nouveau. Étrangement, ce n’est pas le numéro d’Anthony, qui a tenté de la joindre à plusieurs reprises. Cyn reconnaît les premiers chiffres. Ceux d’une importante chaîne de télévision. Elle hésite, puis finalement répond. Son interlocutrice connaît vaguement Cyn. Elle a vu la photo et le message de sa fille. Elle lui demande si Viola accepterait de participer à un débat sur ce sujet le soir même. Ainsi que Cyn. En effet, il y aurait des choses à dire sur le rôle des parents dans de tels cas. D’autant plus lorsqu’on connaît les vidéos de Zero. Cyn décline poliment.
Sa fille guette par le judas.
« Espérons que ça fonctionne !
— Je vais peut-être trouver une Act App susceptible de nous aider », soupire Eddie tout en regardant l’écran de son téléphone.
« Pourrais-tu enfin me dire quel genre d’aide tu attends de ton téléphone ? » dit Cyn d’un ton bourru. « Ce n’est pourtant pas un guide spirituel, ni un coach !
— J’aimerais bien savoir aussi ! » insiste Annie.
Eddie et Viola échangent un regard que Cyn leur connaît depuis qu’ils sont enfants.
« Bon, nos téléphones nous sont d’une aide précieuse », commence Viola. Elle redoutait cet instant. Sa mère ne pourra pas tout saisir, ou ne le voudra pas. Le mieux serait d’en dire le moins possible. Pourvu qu’Eddie, bavard comme il est, ne vende pas la mèche.
« Les Act Apps sont des programmes de conseil individualisé développés par Freemee dans différents domaines. De l’alimentation au sport en passant par les mathématiques. Ce n’est rien d’autre qu’un coach ou un prof particulier ou un pote intelligent. Et comme tu vois, ça marche super bien ! À ton avis, comment se fait-il que Viola ait eu des bonnes notes les mois derniers ?
— Merci Eddie ! ironise la jeune fille. C’est peut-être parce que j’ai bien bossé, non ? »
Quel idiot ! D’un regard, elle essaye de le contraindre au silence. En vain. Il est lancé.
« Ah oui ? Et pourquoi t’as bien bossé ? Et de manière aussi efficace ?
— Et toi ? Hein ? Tes bonnes notes sont arrivées de nulle part, c’est ça ?
— Je pige que dalle, interrompt Cyn. Vos smartphones vous font des cours du soir, c’est ça ? Première bonne nouvelle !
— Exactement ! C’est super, non ? » répond sa fille.
Elle jette un regard dérobé à son mobile qui clignote. Elle l’avait réglé sur le mode silencieux, heureusement.
« Viola ! » la gronde sa mère, tandis qu’elle refuse l’appel. « Ne change pas de sujet, OK ? Comment ça peut être possible ? Ces programmes ne te connaissent pas. Comment peuvent-ils te conseiller personnellement des choses ? » Elle marque une pause. « Mon Dieu ! Ils savent tout ça en analysant des données ? »
Le jeune homme lance un regard prudent à sa mère, qui écoute avec attention. Il reprend en soupirant : « Non, ce n’est pas du vol. C’est nous qui collectons nos propres données. Bien plus efficaces que les données fauchées. Certains fournisseurs rendent ça possible. C’est le mouvement de l’autoquantification.
— La quoi ? »
À sa manière d’inspirer profondément, Viola se rend compte que sa mère est sur le point de s’étouffer en entendant ça.
« C’est ainsi qu’on appelle la pratique des gens qui s’observent le plus précisément possible, qui mesurent tout en eux et qui enregistrent toutes les données liées à l’alimentation, aux fonctions corporelles, etc. De plus en plus à la mode.
— Autrefois, on les aurait appelés des hypocondriaques, s’agace Cyn.
— Pourquoi ? De cette manière, tu peux très facilement améliorer ton existence. Fitness, alimentation, santé, instruction. Tout grâce à une seule application. Mais il y a aussi les données issues d’autres sources : réseaux sociaux, téléphones, cartes de crédit et de fidélité, données GPS de ta voiture, bref, tu peux prendre tout ça en considération. Tout est regroupé au même endroit et tu peux le consulter à tout instant grâce à ton téléphone. Freemee et d’autres systèmes ont développé des programmes pour utiliser ces données. » Il lui tend son poignet. « Sans compter les données de ma montre connectée. Elle mesure mes pas, mon pouls, la résistance de ma peau, où je me rends, mon sommeil…
— Autoquantification…
— Tu enregistres même ton pouls et ta cadence ? » interroge la mère d’Eddie, abasourdie. Manifestement, elle n’avait encore jamais entendu parler de ça.
« Oui maman. » Eddie roule des yeux. « Ce n’est rien d’autre qu’un développement des appareils à prendre le pouls utilisés par de nombreux sportifs depuis des lustres. À la différence que je porte ma smartwatch continuellement. Et je peux regarder en permanence mes valeurs. Ainsi, je peux voir à tout instant si j’ai fait assez d’exercice…
— Pour savoir ça, pas besoin de gadget, rétorque Cyn.
— Oui, mais de cette manière, j’ai beaucoup plus de données sur moi que tout ce qu’ont pu me voler bien des fouineurs. Et je peux faire maintenant ce que seules les grosses entreprises pouvaient obtenir jusqu’alors : en collectant, analysant et interprétant ces données, je peux évaluer les risques et les chances pour mon avenir, et les améliorer. Pourquoi seuls les supermarchés, les banques, les marques de vêtements, les compagnies de vente à distance seraient-ils autorisés à connaître mes intentions ? Je suis le premier concerné par ces informations, non ?
— Ça, c’est sûr, concède Cyn.
— Freemee n’a jamais cessé de travailler sur l’analyse des données et les prévisions, explique Viola. Elle ne nous aide pas simplement à connaître notre avenir, mais également à augmenter nos chances qu’il soit radieux et à en diminuer les risques. Ainsi, elle nous aide à rendre nos vies meilleures. C’est ce que tu veux aussi, non ? »
Avant que Cyn ne puisse répondre, Eddie poursuit.
« C’est pour ça qu’ils ont développé plein de programmes de conseil avec l’aide de psychologues, de sociologues, de spécialistes de toutes disciplines. Ces Act Apps nous font les meilleures recommandations dans tous les domaines.